Pour l’ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, Bayram Balci, les prochaines élections municipales turques, le 31 mars, s’annoncent serrées. En cas de victoire, le camp Erdogan devrait en profiter pour accentuer sa politique, explique-t-il.
Le Figaro, le 28 mars 2024, par Bayram Balcı
Le 31 mars prochain, les Turcs se rendront aux urnes pour les élections municipales. Le scrutin est moins anodin qu’il n’y paraît, car c’est à cette dernière échéance en 2019, et une des rares fois en 20 ans de victoires électorales, que le camp présidentiel de Tayyip Erdogan a trébuché, perdant le contrôle de plusieurs grandes villes, notamment Ankara et Istanbul. L’évènement avait donné l’espoir à l’opposition turque de mettre fin au règne de l’homme fort du parti de l’AKP. Il n’en fut rien puisqu’en mai 2023, il triomphait à nouveau, avec une double victoire, aux élections législatives et présidentielles, assurant encore son incroyable longévité politique et gouvernementale jusqu’en 2028. Dès lors, quelle importance accorder aux présentes élections municipales, puisqu’elles ne renverseront pas la table? Ou, justement, les élections de dimanche prochain peuvent-elles être annonciatrices de ce que sera la Turquie de demain ?
Bien que locales et à travers tout le pays, c’est toutefois vers la grande mégalopole d’Istanbul que se focalisent tous les regards. Car, qui contrôle Istanbul contrôle la Turquie, ou presque. Avec ses 16 millions d’habitants, Istanbul et sa région concentrent l’essentiel de la richesse du pays, en plus d’en être la capitale intellectuelle. Aussi, le contexte, local mais à l’enjeu national, présente des avantages et des inconvénients tant pour le parti d’Erdogan que pour le Parti républicain du peuple dont sont issus les maires actuels des grandes villes, notamment Ankara et Istanbul.
Pour le camp du parti au pouvoir, le contexte économique délicat se révèle être un véritable handicap. L’inflation reste à un niveau particulièrement élevé, et les Turcs ont du mal à faire face aux difficultés économiques et financières du quotidien. Les retraités, par exemple, qui sont nombreux dans la population turque et constituent une force électorale non négligeable, n’arrivent plus du tout à s’en sortir, malgré la solidarité familiale encore forte en Turquie. Ils reportent, à juste titre, la responsabilité de leur mal-être économique, sur le parti au pouvoir, l’AKP et accusent son chef, Tayyip Erdogan, de ces résultats désastreux. Aussi, ces mauvaises performances économiques de Tayyip Erdogan risquent de desservir le candidat qu’il a lui-même choisi pour reconquérir la mairie d’Istanbul, Murat Kurum. Par ailleurs, ce dernier, malgré son passé de ministre, souffre d’un défaut de charisme qui renforce son anonymat sur la scène politique intérieure. L’homme est inconnu du grand public, et c’est Tayyip Erdogan qui fait campagne pour lui. Le constat renversé se vérifie également : Tayyip Erdogan est un rhéteur autant charismatique et énergique qu’il éclipse ses seconds couteaux. Il en a encore fait la démonstration au meeting de dimanche dernier, donnant l’impression qu’il briguait lui-même la mairie d’Istanbul.
Pourtant, tout n’est pas sombre pour le candidat de Tayyip Erdogan. Murat Kurum bénéficie d’un contexte international favorable, que son parti sait faire valoir y compris dans des élections locales. En effet, le bon positionnement de la Turquie dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et la récente victoire de l’allié azerbaïdjanais dans la guerre du Karabakh ont été appréciés par une population turque sensible aux questions internationales. Mais le principal avantage du candidat Murat Kurum se situe ailleurs, à deux autres niveaux. Premièrement, il bénéficie du fait que son parti et Tayyip Erdogan contrôlent la plupart des institutions du pays, lui assurant ressources politiques, économiques et médiatiques pour diffuser ses messages de campagne. Mais surtout, il profite de la faiblesse de l’opposition, plus désorganisée que jamais. Il est bien loin le temps des élections précédentes de 2023, où elle avait su mettre de côté ses divisions et tiraillements pour s’imposer en bloc. Certains partis sont sortis de la coalition de l’opposition qui avait été constituée lors des élections présidentielles et législatives, comme le IYI parti (le Bon parti) mais aussi et surtout, le parti pro-kurde, DEM Parti (Parti de la démocratie), qui a décidé de présenter séparément ses propres candidats. En effet, alors que les élites politiques kurdes avaient misé sur l’opposition pour battre Tayyip Erdogan, elles s’aperçoivent que ce dernier, malgré la répression qu’il mène contre les forces politiques kurdes, il reste et demeure, avec sa famille politique les interlocuteurs institutionnels privilégiés et incontournables pour un éventuel nouveau processus de règlement de la question kurde.
Les estimations et enquêtes d’opinion annoncent des résultats très serrés dans les grandes villes, mais prédisent une courte victoire d’Ekrem Imamoglu qui dirige Istanbul, depuis qu’il a réussi à l’arracher au pouvoir de l’AKP en 2019. Sa bonne gestion de cette grande métropole joue évidemment en faveur d’une possible réélection. Mais au-delà des résultats à Istanbul, qui capte l’essentiel de l’attention, quels scénarios se dessinent pour la Turquie au lendemain de ces élections ?
Si l’AKP était amené à revenir aux affaires locales dans les grandes agglomérations d’Ankara et Istanbul, cela faciliterait le travail de Tayyip Erdogan et de son équipe pour asseoir au plus près du terrain sa stratégie politique à horizon 2028. Il sera par exemple, encouragé à mener une réforme constitutionnelle qui lui permettra de se présenter à nouveau en 2028 car pour l’heure il n’a constitutionnellement pas le droit d’être candidat. Et quand bien même renoncerait-il à se porter candidat en 2028, comme il l’a récemment déclaré, il ne fait aucun doute que l’AKP ne manquera pas l’occasion de préparer la suite. En d’autres termes, une victoire lors de ces élections municipales permettrait de cimenter pour longtemps l’emprise de Tayyip Erdogan ou de ses disciples sur les territoires pour 2028, et ancrerait profondément la Turquie dans une ligne conservatrice et nationaliste.
A contrario, la victoire de l’opposition à Ankara et Istanbul, pourrait briser le sentiment d’invincibilité du camp Erdogan. Et dans ce cas de figure, Ekrem Imamoglu, déjà assez populaire depuis sa victoire 2019, aura le vent en poupe pour s’imposer comme chef de l’opposition. Il ne serait pas alors impossible de le voir briguer l’élection présidentielle de 2028. Il serait alors en mesure d’incarner et cristalliser toute l’opposition au régime illibéral de Tayyip Erdogan.
Sur le plan international, le résultat de ces élections n’est pas sans importance, notamment pour l’Europe. Si l’opposition en sortait victorieuse, elle aurait une chance de mettre fin au pouvoir de Tayyip Erdogan et de rompre avec une politique de rupture, qui, depuis dix ans, n’a fait que creuser le fossé entre Ankara et les capitales européennes. Toutefois, une victoire de cette opposition, promesse de retour possible de certaines libertés et chance d’alternance politique à la tête du pays en 2028, viendrait difficilement à bout des tensions accumulées avec l’Europe et avec l’Occident dans son ensemble. La dérive autoritaire en Turquie, qui s’incarne par cette défiance vis-à-vis de l’Occident, s’inscrit dans une tendance régionale et internationale qui déborde de ses seules frontières. La désoccidentalisation du Sud global est une lame de fond. De plus, les choix de Tayyip Erdogan en matière de politique étrangère suivent une forme de modèle gaullien et souverainiste, qui tire ses soutiens dans un large spectre de la classe politique turque. Une alternance au sommet du pouvoir en 2028 ne garantirait pas un retour du pays dans le giron occidental, dévoyé partout au Sud. Son ingérence se heurte désormais à davantage de résistance ; son influence décroît à mesure que grandit la concurrence.