La police turque multiplie les opérations contre des personnes suspectées d’être liées à l’organisation Etat islamique. Deux des auteurs présumés de l’attentat de Moscou auraient transité par Istanbul.
La nouvelle est tombée peu après midi. Dans la nuit et la matinée du lundi 25 au mardi 26 mars, les autorités turques ont arrêté 147 militants présumés de l’organisation Etat islamique (EI) dans trente villes du pays, a annoncé le ministre de l’intérieur, Ali Yerlikaya. Un coup de filet spectaculaire qui fait suite aux quarante arrestations de dimanche, dans huit villes, lors de raids coordonnés. Et aux vingt-quatre arrestations de samedi, la veille, également dans huit différentes localités. Soit au total, 211 gardes à vue et détentions depuis l’attaque survenue au Crocus City Hall, dans la banlieue de Moscou, revendiquée par l’organisation Etat islamique au Khorassan (EI-K), la filiale du groupe djihadiste en Afghanistan.
Sur son compte X, M. Yerlikaya a insisté sur sa détermination à lutter contre les « terroristes de Daech » et rappelé les 1 329 opérations menées contre ce groupe par les forces de police turques, depuis le 1er juin 2023. Quelque 2 919 suspects ont été appréhendés et interrogés, selon son décompte, parmi lesquels 692 ont été incarcérés et inculpés.
Ces annonces interviennent alors que les médias russes ont rapporté que deux des auteursprésumés de l’attentat perpétré en périphérie de Moscou s’étaient rendus en Russie en venant de Turquie. Dès la diffusion des premières images de leur arrestation, on a pu voir l’un d’eux, Shamsiddin Fariduni, originaire du Tadjikistan, déclarer « avoir voyagé de la Turquie vers la Russie, le 4 mars », dans une vidéo partagée au moment de sa capture. Selon l’agence de presse russe RIA Novosti, l’homme a publié huit photos d’Istanbul sur les réseaux sociaux. Des clichés pris à Fatih, au cœur de la péninsule historique, dans le vieux et très conservateur quartier d’Aksaray, connu pour ses réfugiés, ses touristes du Golfe, ses vendeurs à la petite semaine et ses hôtels en pagaille. Sur l’une des photos, Fariduni semble prendre un selfie à l’intérieur d’une grande et haute mosquée, vraisemblablement celle de Fatih.
Un des pays les plus affectés par l’EI
Dans un premier temps, ni les autorités turques ni celles de Russie n’ont commenté ce séjour dans la mégapole du Bosphore. Ce n’est que mardi qu’un responsable des services de sécurité turcs, sous le couvert de l’anonymat, a donné à l’agence Reuters des précisions qui soulèvent plus d’interrogations qu’elles ne donnent de réponses. Les deux auteurs présumésde l’attentat auraient fait un aller-retour en Turquie, selon lui, pour renouveler leur permis de résidence en Russie. « Les suspects, originaires du Tadjikistan, vivaient légalement à Moscou depuis longtemps et ne faisaient pas l’objet d’un mandat d’arrêt, ce qui leur a permis de voyager librement entre la Russie et la Turquie », a-t-il tenu à souligner. « Les hommes ne sont pas restés suffisamment longtemps sur le sol turc pour s’y être radicalisés », a-t-il même assuré, précisant qu’ils étaient repartis en Russie, début mars, par le même vol.
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« Leur passage, ici, en Turquie, n’est pas facile à analyser, à cette heure, mais il peut y avoir quelques hypothèses, avance Dogu Eroglu, journaliste d’investigation et auteur du livre référence Isid Aglari (“les réseaux EI”, 2018, Iletisim, non traduit). L’alibi du séjour pour le renouvellement de leur visa permet de brouiller [les pistes au sujet de] leurs points d’entrée en Russie. Le vol est simple et peu cher. Il se peut aussi qu’ils aient eu simplement besoin de moyens financiers pour couvrir les coûts de l’attaque en Russie. Les hawala[réseaux informels de transfert de fonds] en Turquie restent très opérationnels. »
Longtemps, la Turquie a été montrée du doigt pour sa négligence aux frontières. Au début de la guerre civile en Syrie, des dizaines de milliers de combattants étrangers ont ainsi traversé illégalement la frontière turque pour rejoindre l’EI et d’autres groupes jihadistes et lutter contre le régime de Damas. Un peu partout, des groupes se sont installés sur le territoire turc. « Un nombre élevé de communautés religieuses étrangères différentes se sont disséminées à Istanbul, [dans la province de] Sakarya, à Bursa ou encore à Samsun, ajoute le spécialiste. Elles sont plus ou moins sous contrôle, mais les services de sécurité ont tendance à n’agir qu’une fois leur action accomplie, ici même, ou à l’étranger. »
Le résultat est que la Turquie est redevenue un des pays les plus affectés par la menace de l’EI, abonde Levent Kemal, journaliste spécialiste des conflits au Moyen-Orient. Les attaques de l’organisation djihadiste avaient fait des centaines de morts entre 2014 et 2017, dans le pays. « Avec la défaite et la désintégration de l’EI au Levant, en 2019, de nombreux militants ont fui vers différents pays, dont la Turquie. A cet égard, le fait que deux des assaillants de Moscou soient venus en Turquie a alerté les autorités et entraîné des arrestations visant à prévenir toute mobilisation potentielle de l’EI ou de l’EI-K. »
Les révélations des écoutes
L’enquêteur rappelle ainsi l’attentat commis le 28 janvier, à Istanbul, dans l’église catholique Santa-Maria, où deux hommes armés ont tué un citoyen turc. Hamza Amirjon Kholikov et David Tanduev, respectivement originaires du Tadjikistan et de Russie, ont été retrouvés dans les heures suivant l’assassinat et appréhendés. Plus de quarante-cinq personnes soupçonnées d’avoir des liens avec l’organisation djihadiste ont été arrêtées par la suite. Bien que le groupe EI-Province turque ait revendiqué l’attentat, de nombreux éléments laissent à penser que les véritables responsables de la planification de l’opération faisaient partie de la branche afghane du groupe. Parmi ces indices, la présence de militants d’Asie centrale en son sein, « représentant une indication majeure de l’implication de l’EI-K », selon Çagatay Cebe et Riccardo Valle, auteurs d’une enquête publiée récemment sur le site d’information en ligne Al-Monitor.
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Les deux auteurs rappellent que le premier signe visible de la présence de l’EI-K en Turquie est apparu le 22 novembre 2021, lorsque les avoirs d’Ismatullah Khalozai, accusé de diriger des entreprises de transfert d’argent pour le groupe djihadiste, ont été gelés. A plusieurs reprises, des écoutes ont permis de comprendre à quel point des militants tadjiks critiquent les autorités turques pour avoir aidé les pays d’Asie centrale dans leur lutte contre l’EI et multiplié les arrestations. Parmi ces détenus se trouvait un certain Shamil Hukumatov, un Tadjik membre de l’EI-K, arrêté à Istanbul en 2023, accusé d’avoir élaboré un montage financier de 2 millions de dollars (1,8 million d’euros) via une chaîne Telegram.
Un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies, publié en janvier, a également mis en évidence de fréquents mouvements de djihadistes entre l’Afghanistan et la Turquie. En Iran, selon des responsables locaux, les kamikazes qui ont perpétré l’attaque de l’EI dans le sud du pays, le 3 janvier, qui a tué près de cent personnes, étaient des ressortissants tadjiks. Ils s’étaient rendus, eux aussi, en Afghanistan via la Turquie, où ils auraient reçu une formation et des instructions.
« Les tentacules du groupe terroriste se sont étendus au-delà de la région, atteignant également l’Europe, confirmant la capacité du groupe à attirer une pléthore de militants d’origines ethniques et linguistiques différentes, grâce à sa capacité à aborder et à organiser soigneusement sa stratégie d’internationalisation », concluent les deux enquêteurs d’Al-Monitor. En juillet 2023, une cellule de l’EI-K composée de ressortissants tadjiks, turkmènes et kirghiz a ainsi été démantelée en Allemagne et aux Pays-Bas. Trois mois avant l’attaque de Moscou, des ressortissants tadjiks d’une autre cellule de l’EI-K ont été arrêtés, cette fois-ci à Vienne.