Incarcérée depuis sept ans dans le cadre du procès dit « de Kobané », elle a été nommée tête de liste par le parti prokurde du DEM pour les élections municipales dans la capitale turque.
Le Monde, le 27 mars 2024, par Nicolas Bourcier
Gültan Kisanak, c’est le courage qu’on voudrait avoir si l’on n’était bon qu’à ça. Femme politique d’une espèce rare, drôle et caustique comme pour tenir à distance la noirceur de ce qui se joue devant elle, l’ancienne maire de Diyarbakir, la métropole kurde du sud-est de la Turquie, est une détenue à part, incarcérée dans une prison de haute sécurité et candidate aux élections municipales de ce 31 mars. Elle n’est pas la première dans la longue histoire carcérale turque. Ni certainement la dernière. Mais son cas est un des plus emblématiques des dysfonctionnements de la justice et de la violence d’Etat.
La période maximale de détention de Gültan Kisanak, emprisonnée depuis sept ans dans le cadre du procès dit « de Kobané », a expiré voilà plus de quatre mois. Selon la loi turque, elle devrait être libérée sur-le-champ. Ce qui n’est pas le cas, malgré les demandes répétées de ses avocats. Alors qu’en janvier, devant ses juges, elle organisait une énième fois sa défense, son nom a été annoncé comme tête de liste pour la mairie d’Ankara, la capitale, par le parti prokurde DEM (ancien HDP, Parti démocratique des peuples). Une candidature à tout le moins symbolique, mais qui a le mérite de rappeler sa mémoire. Une mémoire sans âge, les autorités ont refusé qu’un photographe lui tire le portrait pour les affiches de campagne.
Enseignante, journaliste, féministe, mère d’un enfant et députée, Gültan Kisanak est l’un des noms les plus importants de la politique kurde en Turquie. L’écrivaine Oya Baydar dit d’elle qu’elle « est une blessure sur notre conscience et un miroir de nos péchés historiques ».
Déjà arrêtée en 1980, après le coup d’Etat militaire du 12 septembre, elle passe deux ans dans la tristement célèbre prison numéro 5 de Diyarbakir, que le quotidien britannique The Times désignera comme étant l’une des dix pires au monde. Elle y sera torturée, comme des centaines d’autres détenus. Elle côtoiera les morts et les traumatismes. Plus tard, elle dira : « Les putschistes voulaient capturer l’âme des Kurdes, surtout avec les atrocités commises dans la prison de Diyarbakir. Mais cela a provoqué l’effet inverse et déclenché un mouvement de défense de notre dignité. »
Elue à la tête de Diyarbakir en 2014
En 1991, elle rejoint le journal Güneş avant de collaborer à différents quotidiens et magazines de gauche prokurde. Tout juste trentenaire, elle s’implique dans les mouvements des femmes, importants dans la région. Et travaille un temps comme consultante pour la municipalité de Diyarbakir. Aux élections de 2007, Gültan Kisanak est élue députée sur une liste indépendante et se fait très vite remarquer avec sa rhétorique sur la nécessité d’un changement d’approche sur la question kurde. L’heure est encore à l’ouverture et aux négociations avec Ankara.
Gültan Kisanak rejoint le Parti de la paix et de la démocratie (BDP) dès sa création et en devient coprésidente aux côtés de Selahattin Demirtas. A l’écran, on la suit dans le documentaire What a Beautiful Democracy !, diffusé sur la chaîne Arte avec le titre Démocratie au féminin. Et puis, en 2014, elle est élue maire de la municipalité de Diyarbakir, avec 55 % des voix.
Mais l’heure n’est déjà plus aux réjouissances. Le processus de paix engagé entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et la Turquie s’effondre. Une guérilla urbaine embrase les villes kurdes du Sud-Est turc à la suite d’une série d’attentats inexpliquée à ce jour. Le pays plonge dans un climat de guerre civile dont le principal perdant sera la branche légale du mouvement kurde, criminalisée après les résultats historiques obtenus aux législatives de juin 2015. Menacé de fermeture, le BDP change de nom, avant d’être remplacé par le HDP.
Gültan Kisanak est interpellée le 25 octobre 2016. Des dizaines d’autres élus seront arrêtés dans les mois suivants. A Diyarbakir, un administrateur (un kayyum, en turc) est nommé par le pouvoir pour diriger la ville. Sa première décision sera de licencier la troupe de théâtre de la municipalité. Par la suite, près de 1 300 agents ou responsables municipaux perdront leur emploi. L’édile, de son côté, est condamnée à quatorze ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste ». Elle fait appel et obtient une annulation du verdict. Nouveau procès.
Interminable procès
En parallèle, son nom s’est invité dans l’enquête du procès dit « de Kobané », du nom de cette ville frontalière kurde-syrienne assiégée par les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) pendant plusieurs mois à partir de septembre 2014. A l’époque, l’armée turque avait empêché les Kurdes turcs de venir en aide à leurs proches de l’autre côté de la frontière. Plusieurs responsables locaux, dont Selahattin Demirtas, avaient alors appelé à manifester contre cette situation.
Le 20 juillet 2015, une explosion tue 34 militants de gauche prokurdes et en blesse 104 autres, lors d’un rassemblement à Suruç, ville jumelle de Kobané, située en territoire turc. Ankara attribue l’attentat à l’EI ; le mouvement kurde désigne le gouvernement d’Erdogan. S’ensuit l’ouverture de cet interminable procès, qui compte aujourd’hui 108 prévenus accusés de crimes terroristes, en lien avec les manifestations.
« Oui, j’ai participé à cette manifestation et je me souviens de ces jeunes morts, a lancé Gültan Kisanak, en janvier, aux magistrats. Depuis ma cellule, je rends hommage à leur mémoire etje maudirai ce massacre jusqu’à mon dernier souffle. Personne ne devrait oser qualifier cet acte [de participer à une telle manifestation] de crime. » Et d’ajouter : « Cela me fait mal de devoir me défendre contre des accusations qui ignorent toutes les valeurs humaines. »
A l’annonce de la candidature depuis sa prison de Gülten Kisanak, l’écrivaine Oya Baydar admettra avoir ressenti « un pincement au cœur »:« Non pas parce qu’elle ne le mérite pas ou parce que je trouve mal que le parti DEM présente des candidats à Ankara.Mais parce que je pense que la robe de candidature donnée à Kisanak est bien trop grande pour la politique turque actuelle. Les résultats seront inévitablement annoncés en pourcentage de voix. Et ce pourcentage sera bien inférieur à ce qu’elle mérite réellement. »