Lancée en Allemagne dans la perspective des élections européennes du 9 juin, l’initiative de l’Alliance démocratique pour la diversité et le renouveau (Dava) entend porter la voix de la communauté musulmane au Parlement européen. Mais ses liens avérés avec l’AKP, parti d’Erdogan, suscitent la polémique outre-Rhin où la formation a de bonnes chances de remporter un siège au Parlement de Strasbourg.
France 24, le 13 mars 2024 par Grégoire Sauvage
Un parti pro-Erdogan, bientôt au cœur du pouvoir législatif européen ? L’hypothèse n’a rien de farfelue depuis l’irruption dans la vie politique allemande de l’Alliance démocratique pour la diversité et le renouveau (Dava), une association formée par des Allemands d’origine turque dans l’espoir d’obtenir un siège au Parlement européen lors des élections du 9 juin prochain.
Au sein de la classe politique allemande et des médias conservateurs, l’annonce fin janvier de cette initiative a fait couler beaucoup d’encre, de nombreuses voix s’élevant pour critiquer une formation assimilée à une filiale de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie.
« Dava est un loup déguisé en agneau. Pour elle, la diversité et l’antiracisme ne valent que dans un sens. C’est une version turque de l’AfD« , le parti d’extrême droite allemand, affirme auprès de l’AFP le député Vert Max Lucks, membre du gouvernement allemand.
Le groupe est appelé à devenir « une nouvelle porte d’entrée de l’influence étrangère sur la politique allemande », a également accusé Thorsten Frei, député de l’Union Chrétienne-démocrate (CDU).
« Un représentant de M. Erdoğan qui se présente aux élections est la dernière chose dont nous ayons besoin », avait aussi déploré sur la plateforme X le ministre écologiste de l’Agriculture, Cem Özdemir, lui-même d’origine turque.
« Un levier » pour la Turquie
La question de l’influence d’Ankara dans les affaires internes du pays est un sujet de débat récurrent en Allemagne, qui abrite la plus grande communauté de personnes d’origine turque au monde, soit environ 2,8 millions de personnes.
« L’AKP, a toujours été très attentif au sort des Turcs de l’étranger pour s’en servir comme levier et peser sur la vie politique des pays européens et de l’Union européenne », décrypte Jean Marcou, professeur à Sciences-Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. « Erdogan encourage fortement les Turcs à participer à la vie sociale et politique en se faisant élire à des mandats », ajoute l’expert.
Depuis son arrivée au pouvoir il y a 20 ans, Recep Tayyip Erdogan a en effet entrepris de séduire la diaspora pour étendre l’influence de l’AKP et accroître son assise électorale. En 2014, il permet notamment aux ressortissants de l’étranger de voter aux élections nationales. Un activisme qui lui vaut une grande popularité parmi les Turcs installés à l’étranger. Lors des élections générales de 2023, le chef de l’État turc a récolté 64 % des suffrages en Allemagne (70 % pour l’AKP).
Dans ce contexte, l’opposition conservatrice au gouvernement de centre-gauche d’Olaf Scholz a critiqué la réforme récente offrant la possibilité d’obtenir la double nationalité, et donc de voter en Allemagne. Désormais, un étranger peut demander à devenir allemand cinq ans seulement après son arrivée au lieu de huit. Une mesure destinée à réduire la pénurie de main-d’œuvre dont souffre la première économie européenne.
De son côté, Dava vient de monter au créneau pour démentir le rôle d’agent d’influence qui lui colle à la peau depuis sa création. « Nous ne sommes pas une émanation de l’AKP, nous ne sommes pas le bras armé d’Erdogan », a notamment assuré auprès de l’AFP Fatih Zingal, avocat et membre fondateur de l’Alliance démocratique pour la diversité et l’éveil.
L’ancien membre du SPD (Parti social-démocrate) assure que son seul objectif est de porter la voix des musulmans en Europe, de lutter contre « l’islamophobie » et de combler « un vide politique » pour les Allemands d’origine étrangère « qui ne se sentent pas à l’aise politiquement, en particulier avec les partis établis ».
« Tout cela n’est pas vrai », rétorque le politologue associé à la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter qui voit dans la Dava, une formation « qui dépend directement d’Ankara ». « Même si les choses ont évolué avec le temps, la plupart des Turcs, qui étaient des ouvriers, ont trouvé leur place et se sont associés au SPD dès le début de la migration turque vers l’Allemagne dans les années 1960 ».
Des profils liés à l’AKP
La plupart des Turcs présents aujourd’hui sur le sol allemand sont les descendants de ces travailleurs arrivés dans les années 1960 et 1970. Environ la moitié d’entre eux ne possèdent que des passeports turcs, les autres n’ont que la nationalité allemande.
Si la Dava se défend d’être financée par la Turquie, la proximité idéologique avec le président islamo-conservateur saute aux yeux. Sur les réseaux sociaux, quelques secondes suffisent sur les comptes des soutiens du parti pour voir défiler les photographies du président Erdogan aux légendes élogieuses.
Quant aux profils des cadres du parti, ils laissent peu de doute sur les liens qui unissent leur parti à l’AKP. Fatih Zingal est notamment un ancien de l’UID, une structure chargée de lever des fonds pour le parti au pouvoir en Turquie, aujourd’hui interdite en Allemagne.
Parmi les membres fondateurs, on trouve également Ali Ünlü, un représentant de l’Union turco-islamique des affaires religieuses (DITIB), une structure considérée comme l’un des instruments d’influence privilégiés d’Ankara. Directement rattachée à la présidence turque, elle gère le financement des mosquées implantées à l’étranger.
Enfin, Mustafa Yoldas a longtemps été un membre actif de l’IHH, une organisation humanitaire islamique interdite en Allemagne depuis 2018 notamment pour ses liens supposés avec le Hamas, considéré comme un mouvement terroriste par l’Union européenne.
Une « tribune » au Parlement
Sans être encore un parti, la Dava peut en tant qu’association participer aux élections européennes, où elle veut aligner 14 candidats. Fatih Zingal Zingal pense pouvoir décrocher au moins un poste de député européen sur les 96 réservés à l’Allemagne. Avec 1,5 million d’électeurs turcs inscrits sur les listes électorales en Allemagne, dont une large partie soutient l’AKP, l’objectif semble parfaitement réalisable.
« La Dava vise en particulier les jeunes turcs de la deuxième voire troisième génération. Pour la première fois en Allemagne, les jeunes pourront voter dès l’âge de 16 ans » aux Européennes, rappelle Ernst Stetter.
Par ailleurs, le système électoral des Européennes favorise les petites formations en Allemagne qui, contrairement à la France, n’impose pas un seuil de 5 % pour obtenir un siège au Parlement. C’est ainsi qu’en 2014, l’Allemagne a envoyé l’humoriste Martin Sonneborn à Strasbourg avec seulement 184 525 voix, soit 0,6 % des suffrages exprimés.
« Même s’il ne faut pas dramatiser, ces nouveaux députés vont tout de même pouvoir bénéficier d’une tribune au sein du Parlement européen », note Ernst Stetter.
Quelque soit le résultat obtenu par Dava, l’affaire est symptomatique de la relation « ambigüe » qui unit l’UE à la Turquie, souligne Jean Marcou. Officiellement candidate à l’adhésion depuis 1999, les négociations ont été gelées entre Bruxelles et Ankara en 2018. Le Conseil de l’UE a même estimé, en juin 2019, que les discussions étaient désormais “au point mort”.
Ankara n’a cessé de s’éloigner ces dernières années de l’idéal européen à coups d’atteinte à la laïcité et de dérive autoritaire, mais « ces élections européennes offrent l’occasion à Erdogan d’envoyer un message », analyse Jean Marcou. « Rappeler à l’UE que l’on ne peut pas se débarrasser si facilement de la Turquie en Europe ».