Confrontés à la crise économique et au recul des libertés, les jeunes Turcs n’ont plus qu’un souhait : émigrer. Par tous les moyens, toutes classes sociales confondues, ils sont des milliers à s’expatrier depuis la réélection d’Erdogan il y a moins d’un an. Et le pays risque de perdre une génération tout entière, raconte ce journaliste de “Süddeutsche Zeitung”.
Courrier International, le 13 mars 2024 par Raphael Geiger
Depuis la réélection d’Erdogan [le 28 mai 2023], beaucoup de jeunes ont compris que les choses ne changeront pas de sitôt. L’idée de quitter le pays se propage dans les rangs de la jeunesse comme un virus, et c’est une génération tout entière que la Turquie pourrait voir lui échapper.
Certes, le pays est aux prises avec une crise au long cours, mais la densité de milliardaires et de multimillionnaires y reste élevée. En euros, s’entend. Dans les quartiers chics, certains magasins délaissent déjà la livre, en chute libre. Et c’est sans doute ici, sur les rives du Bosphore, que l’on trouve les mètres carrés les plus chers de Turquie. Dans la rue, des limousines avec chauffeur et la vue sur l’Asie. Dans le parc, de vieilles fortunes. Et leur progéniture formée dans les meilleures écoles.
Elle en fait partie. Une jeune femme en robe noire, dans les dernières lueurs du jour, un verre de blanc à la main, nous raconte sa vie. Ses études dans l’une des meilleures universités du pays, puis à Londres. Elle a travaillé un temps à la Bourse, et aujourd’hui dans le domaine de la décarbonation, dans l’industrie manufacturière turque. Elle dit s’intéresser aussi aux perspectives de l’intelligence artificielle dans l’industrie.
“Je suis la seule de tous mes amis à être encore là”
C’était une optimiste, qui croyait à sa carrière et donc aussi à son pays. Elle pensait qu’il était possible de réussir ici. N’a-t-elle donc jamais songé à partir à l’étranger ? À retourner à Londres ? Pour la première fois, le regard se fait fuyant, un sourire quelque peu agacé se dessine sur ses lèvres. Un peu comme si elle se disait : je m’y attendais bien, à cette question. Elle finit toujours par revenir, dans n’importe quelle conversation. Même ici, dans ses cercles à elle.
Elle marque un silence. “Pour être franche, glisse-t-elle, je suis la seule de tous mes amis à être encore là.”
Cette jeune femme qui nous parlait à l’instant de sa carrière semble soudain esseulée au milieu de la fête. Comme une laissée-pour-compte. La seule du groupe WhatsApp de ses amies qui n’ait pas encore pris un billet d’avion. Oui, confesse-t-elle, elle doute, elle aussi. Elle se demande comment les choses vont évoluer dans un pays où les prix semblent doubler d’une année sur l’autre et qui a pourtant reconduit son président l’an passé. Ce pays dans lequel les envies d’ailleurs se propagent comme un virus.
Avant même les élections de l’année dernière, la Fondation Konrad Adenauer révélait dans une étude que les deux tiers des jeunes Turcs étaient prêts à prendre la tangente. D’après les statistiques allemandes répertoriant les demandes d’asile, les ressortissants turcs se rangent désormais juste derrière les Syriens, devant les Afghans.
L’avenir est-il donc condamné en Turquie ? C’est en tout cas l’impression que l’on a. Elle est partout, cette information qui n’a pas grand-chose d’exclusif, dans les villages de la région du tremblement de terre, dans les rues d’Istanbul, dans les soirées organisées sur les rives du Bosphore.
Comment aller en Allemagne ? Aux États-Unis ? Comment décrocher un visa ? Voilà les nouveaux sujets de conversation. En tout cas depuis la réélection d’Erdoğan, le jour où beaucoup ont compris, ici, que les choses n’allaient pas changer de sitôt.
Tout le monde est déjà parti. Il n’y a qu’elle qui n’ait pas grimpé dans un avion, aller simple en poche.
Respirer à nouveau
Une génération a grandi en se disant que tout était possible en Turquie. Comme en Occident. Voire en mieux.
C’étaient les années 2000. Avant l’hyperinflation qui ravage actuellement le pays, avant toute cette violence politique, avant la dérive autoritaire du président d’Ankara.
Pourtant, aujourd’hui encore, l’économie stambouliote reste aussi importante que celle d’un pays européen comme le Portugal. La ville accueille l’un des plus gros aéroports d’Europe, et une expatriée turque habituée à effectuer ses démarches administratives en ligne sur son smartphone pourrait trouver l’Allemagne à la traîne. Pourquoi, dès lors, faire ses valises ?
C’est le début de l’après-midi, devant l’Université technique, au cœur d’Istanbul, juste derrière le parc Gezi, où ils se sentaient encore libres, quelques semaines durant, en 2013, pour la dernière fois peut-être.
Aujourd’hui, dix ans plus tard, nous réalisons un bref sondage parmi les étudiants qui viennent de sortir dans la rue. Ceyda, 20 ans, veut devenir architecte et apprend l’espagnol. Günay, un de ses condisciples, nous livre une estimation de son cru : dans sa promo, 70 à 80 % des étudiants veulent partir à l’étranger. À cause de la crise économique, mais pas seulement, explique-t-il : “à cause de la liberté aussi”. La liberté ? “L’état de droit”, précise-t-il. Le gouvernement, donc ? Il fait oui de la tête.
Donc, surtout depuis les élections ? Günay acquiesce à nouveau. Ceyda aussi. Irem, leur amie, qui est en train de monter dans un taxi, explique qu’elle n’a aucune envie de se battre avec le gouvernement pour toutes ses futures commandes d’architecte. Car l’État contrôle qui reçoit les contrats, surtout dans le secteur de la construction.
L’étudiante assure qu’elle aime son pays. Mais qu’elle aimerait pouvoir respirer à nouveau.
Bilge se joint à la conversation. Elle a un an de plus, 21 ans, et donc plus près d’un an de la vie professionnelle. Elle nous montre du doigt le bâtiment de l’université, derrière elle. “Là-dedans, on arrive encore à respirer, confie-t-elle. Dehors, on étouffe.”
Tous refusent de donner leur nom de famille. Bilge aussi, afin de pouvoir parler sans crainte. Donner son avis. Car elle en a un. Sur un pays dont elle est fière, mais dans lequel elle se sent en ce moment “comme une citoyenne de seconde zone”.
Étrangers dans leur propre pays
Parce qu’elle croit à la laïcité, poursuit Bilge. Parce qu’elle a été scandalisée, l’autre jour, quand elle a entendu parler d’un incident aux informations : un homme se promenait dans Istanbul avec le drapeau du califat à la main, c’est-à-dire de la théocratie islamique, abolie en Turquie depuis un siècle. Un passant a apostrophé l’homme. Ils en sont venus aux mains. Et qui a été arrêté ? nous demande Bilge. C’est l’autre. Le laïc, celui qui était indisposé à la vue de ce drapeau. Pas le religieux.
C’est triste, observe Bilge. Elle aime son pays. Mais ce n’est plus le sien. “Peut-être qu’on a changé, nous aussi, philosophe-t-elle. Qu’on est devenus plus civilisés.” Contrairement aux partisans du président, poursuit la jeune femme. Le fossé s’est creusé. C’est là encore une différence avec le passé : autrefois, les travailleurs immigrés en Allemagne vivaient un choc culturel. Aujourd’hui, beaucoup d’émigrés turcs se sentent bien plus proches de l’Europe que de leur pays d’origine.
Des gens comme Bilge, qui se sentent étrangers dans leur propre pays. À l’entendre, on la croirait déjà sur le départ. Pour où ? “Peut-être l’Italie.”
Un appel d’air s’est formé. Beaucoup veulent partir, et ceux qui restent sont en proie aux mêmes affres que la jeune femme de la garden-party. À ceux qui restent, on demande : quand est-ce que tu pars ? Il y a la crise économique, interminable, aux allures de dépression. À quoi s’est ajoutée l’élection de l’année dernière, qui a réduit à néant le dernier espoir de changement. À tous les étages de la société.
“L’espoir ne se menotte pas”
À Istanbul, on a tôt fait de dégringoler l’échelle sociale, la ville ne connaît pas les transitions. Ce qui ne va pas ensemble s’entrechoque ou s’ignore. Quelques minutes à pied suffisent pour aller de l’université bordant le parc Gezi à Tarlabasi, un quartier central et cependant toujours délaissé. Le développement du pays n’est jamais parvenu jusqu’à Tarlabasi, à l’exception de quelques résidences de standing récentes, qui ont atterri ici voilà quelques années, comme des ovnis.
Dans la ruelle de derrière, ça sent les eaux usées, le linge est étendu entre les maisons, et sur un mur on découvre cette inscription qui résonne comme un défi : “L’espoir ne se menotte pas.” Reste à savoir si c’est bien vrai. Ne raconte-t-on pas partout, ici et dans les soirées du Bosphore, à quel point il est devenu difficile d’obtenir un visa pour l’Union européenne ? Même pour les riches ? À Tarlabasi, un jeune homme prénommé Emre, debout à côté de sa mobylette, parle d’un vol direct pour Mexico. Une fois à Mexico, ce n’est pas dur de passer la frontière, assure-t-il.
En ce moment, l’itinéraire clandestin le plus fiable pour entrer en Europe passe par la Serbie. Les ressortissants turcs n’ont pas besoin de visa pour se rendre en avion en Serbie. Sur place, ils feront appel à des passeurs pour entrer en Croatie. Emre, qui tient un café, dit qu’il préférerait l’Amérique. “C’est plus facile que l’Europe”, tranche-t-il. Alors ? Compte-t-il tenter sa chance ? “Peut-être bien.”
Un combat de tous les instants que les autres gagnent toujours.
“On trouvera un moyen”
Ses cousins lui parlent de leur vie là-bas. Les conversations à distance entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés dans leur quartier miteux, ça aussi, c’est comme avant, comme au temps des travailleurs immigrés. “On discute sur WhatsApp, raconte Emre. On a l’impression que ça va bien pour eux, là-bas.”
“On trouvera un moyen.” C’est ce que promet un homme qui fait sa publicité dans le quartier : il arrange des rendez-vous pour les gens qui veulent un visa. Moyennant 50 euros, il promet un rendez-vous rapide. Et que le rendez-vous se passera bien, que tous les documents seront en ordre. De l’autre côté de la rue, un bâtiment vitré sous haute surveillance abrite VFS Global, une société chargée de gérer le volet administratif pour certains pays. L’Allemagne aussi sous-traite les demandes de visa en Turquie à une société privée. VFS travaille pour des pays comme la Pologne, la France, le Canada…
En face de VFS, Ulas Olcay Yilmaz nous reçoit dans son bureau, au sous-sol. Des dossiers de demande sur la table, une mappemonde au mur derrière lui. “Il y a mille manières”, assure-t-il. Depuis quelques mois, les choses ont changé. Il remarque chez ses clients potentiels qu’ils ne veulent plus seulement se rendre en Europe pour les vacances. Non, ils veulent s’y installer à demeure. Il pose des questions précises, assure-t-il, il ne peut pas se permettre d’être associé à l’émigration clandestine. L’homme refuse d’ailleurs certains clients. Il en a bien assez, de toute façon.
On dirait aussi que ça le dérange que des gens veuillent quitter illégalement le pays. Sur son téléphone, il nous montre les pratiques d’autres prestataires. Qui ne sont pas les siennes, bien sûr. “Là, par exemple, ils vendent des lettres d’invitation d’entreprises polonaises, explique-t-il. Tiens, regarde.” Il nous montre les documents. Des photos sur Instagram. Une entreprise cherche un électricien : un Turc qui ne connaît rien à l’électricité va pouvoir s’envoler pour la Pologne. Il aura payé son courrier d’invitation 1 500 euros. “Puis il disparaîtra quelque part dans l’UE”, commente Yilmaz.
Yilmaz fait partie de ceux qui croient encore qu’il y a un avenir en Turquie.