Le CHP, parti kémaliste, peine à mobiliser pour les élections municipales dans son bastion, la troisième plus grande ville de Turquie. Accusé de népotisme, il reste surtout affaibli par l’échec cuisant de la présidentielle.
Le Monde, le 11 mars 2024, par Angèle Pierre
Aux premiers rayons de soleil, nul besoin de se donner rendez-vous. Sur les pelouses du bord de mer de la baie d’Izmir, ville portuaire de l’ouest de la Turquie, des milliers de citadins se retrouvent pour siroter bières et thés. La célèbre promenade, baptisée « Cordon », et ses tavernes animées sont fièrement présentées comme emblématiques du mode de vie local.
A trois semaines des élections municipales prévues le 31 mars, cet espace de convivialité constitue une étape incontournable pour les candidats en campagne dans la troisième grande ville du pays. Signalés par des dossards rouges, les membres de l’équipe de Nilüfer Çinarli Mutlu, candidate du CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste, principale formation de l’opposition) à la mairie de l’arrondissement central de Konak, distribuent des tracts quand des éclats de voix retentissent.
« Le CHP n’a rien compris ! Qu’est-ce qui vous prend de mettre un candidat comme Cemil Tugay [candidat CHP à la grande municipalité d’Izmir] ? », s’indigne une quinquagénaire blonde. « J’ai voté pour lui à Karsiyaka [arrondissement huppé d’Izmir], où il n’a absolument rien fait », poursuit-elle avec colère.
Les bras ballants, l’un des jeunes hommes de l’équipe tente, sans conviction, d’avancer quelques arguments. « Malheureusement, nous sommes régulièrement confrontés à ce type de réactions », reconnaît-il à voix basse. La circulation, les inondations sur le bord de mer, l’avancée laborieuse des travaux du métro sont systématiquement invoquées par les habitants d’Izmir, mais les causes de la colère dépassent les enjeux locaux. Depuis la défaite cuisante de l’opposition aux élections présidentielle et législatives de mai 2023, le principal parti d’opposition peine à rassembler ses troupes.
« Comment voulez-vous convaincre que vous êtes démocrate quand vous n’appliquez pas vos principes au sein de votre propre parti », raille Arzu (les personnes citées par leur prénom ont requis l’anonymat), avocate quadragénaire, à la terrasse du café-librairie Yakin, à quelques centaines de mètres du Cordon. « Beaucoup d’électeurs sociaux-démocrates de mon entourage qui se présentent comme des soutiens indéfectibles du CHP affirment qu’ils n’iront pas voter le 31 mars », assure-t-elle.
Ecarté à la dernière minute
A Izmir, le choix du nouveau président du CHP, Özgür Özel, s’est porté sur un nom de son cercle rapproché,Cemil Tugay, au détriment du maire actuel, Tunç Soyer, qui avait soutenu, lors des élections internes au parti, le 5 novembre 2023, Kemal Kiliçdaroglu, rival défait du président Recep Tayyip Erdogan. La direction du parti a eu beau arguer de résultats d’enquêtes d’opinion pour justifier la décision, elle n’a pas réussi à convaincre.
Dans l’arrondissement de Buca, le candidat Suat Nezir, 47 ans, a fait les frais des dérives népotistes du parti. A deux reprises, il a été pressenti par la direction d’Ankara pour porter les couleurs du CHP dans son arrondissement. Par deux fois, il a été écarté à la dernière minute, sans explications.
Ecœuré, il a choisi de s’encarter au Iyi Parti (Le Bon Parti, nationaliste), deuxième parti de l’Alliance de la nation, une alliance qui s’était opposée à Recep Tayyip Erdogan lors du scrutin présidentiel de mai 2023 : « Si les gens continuent de mettre un bulletin dans l’urne pour le CHP, c’est faute d’alternative dans l’opposition », assure-t-il. La leader du Iyi Parti, Meral Aksener, s’était vigoureusement opposée à la candidature de Kemal Kiliçdaroglu, brisant l’image d’union que tentait de donner la coalition d’opposition. Imputant la responsabilité de la défaite à la présidentielle au CHP, Iyi Parti a quitté la coalition pour présenter ses propres candidats aux municipales.
Les résultats des dernières enquêtes d’opinion sont éloquents. Dans un sondage réalisé par l’institut Integral publié en février, toutes appartenances partisanes confondues, 42,7 % des enquêtés estiment qu’Hamza Dag, le candidat de l’AKP (Parti de la justice et du développement, parti au pouvoir), présente le meilleur profil pour administrer la grande municipalité d’Izmir, contre 26,2 % pour le candidat du CHP, Cemil Tugay. « Le pouvoir n’a jamais été aussi proche de la victoire », constate Ümit Yaldız, coordinateur de l’institut de sondage.
Déjouer l’anti-erdoganisme atavique
Lors de la présidentielle de 2023, les erreurs de pronostic des instituts de sondage, y compris les plus renommés, ont certes échaudé la population. Mais, dans ce bastion du CHP, les habitants manifestent une défiance grandissante face au parti kémaliste et les écarts se réduisent avec l’AKP.
Erdogan Kulu est grossiste dans le secteur du prêt-à-porter, dans l’arrondissement de Konak. Chemise blanche ouverte sur une chaîne en argent et cheveux gominés, il attend avec impatience la visite du candidat de l’AKP. « Si Hamza Dag parvient à rassurer les gens sur le fait qu’il n’y aura pas de restrictions sur la vente et la consommation d’alcool, alors il a toutes ses chances », affirme-t-il, en guise de résumé des enjeux du scrutin à venir.
Izmir « l’Infidèle » (« Gavur », surnom attribué à la ville en référence à l’importante présence de populations non musulmanes sous l’Empire ottoman) serait-elle tentée par l’alternance, après vingt-cinq ans d’administration CHP ? Habile, l’équipe d’Hamza Dag a choisi un fond bleu-vert pour ses affiches de campagne et a supprimé la petite ampoule orange, emblème de l’AKP, pour déjouer l’anti-erdoganisme atavique d’une grande partie de l’électorat. Originaire de la région égéenne et actuel député de la ville, il a construit sa carrière politique sur les services rendus à la municipalité de près de 4,5 millions d’habitants.
« Sentiment d’avoir été abandonnés »
Dans la parfumerie d’une rue commerçante de l’arrondissement de Karsiyaka, Esra, 23 ans, serre mollement la main du candidat de l’AKP. Les élections n’ont plus vraiment de sens pour elle, qui, comme beaucoup de jeunes de sa génération, n’attend plus rien de la classe politique. « Je me bats au quotidien pour rester debout. Aujourd’hui, je devrais être sur les bancs de l’université pour étudier. Je veux devenir ingénieure de chantiers navals, mais je n’ai obtenu aucune bourse et ma famille n’a pas les moyens de me soutenir », confie-t-elle, aux bords des larmes.
Infirmier à l’hôpital de Gazi, Muhammet, 25 ans, partage la désillusion d’Esra. « Nous n’avons aucune perspective pour nous réjouir, aucune adresse, aucun parti vers lequel nous tourner pour parler de nos problèmes et envisager des solutions. Nous, les jeunes, avons le sentiment d’avoir été abandonnés », résume-t-il. La crise économique dans laquelle est plongé le pays a poussé des milliers de soignants, médecins et infirmiers, à quitter la Turquie pour tenter de trouver de meilleures conditions de travail.
La société turque est en apnée, le débat démocratique, un idéal enterré. Le pouvoir autoritaire du président Erdogan s’est employé à neutraliser les voix contestataires, sur la scène politique comme au sein de la société civile, ces dernières années. Les milliers d’associations qui, hier, insufflaient une vitalité aux formations politiques d’opposition se sont repliées sur elles-mêmes.
Jeune journaliste local, Yavuz (le prénom a été modifié) porte un regard désabusé sur la société : « Après la colère, les électeurs de l’opposition sont passés à une phase de deuil. Nous avons essayé la démocratie, ça n’a pas marché, il nous faut désormais accepter l’évidence. C’est comme si nous étions revenus à un régime de parti unique [comme au début de la République, avant le passage au multipartisme, en 1946] ».
Après le leader du CHP, Özgür Özel, vendredi, le président Erdogan était également attendu, dimanche 10 mars, pour un meeting en soutien à son candidat.