Iliç (Turquie), reportage: Neuf mineurs sont portés disparus depuis l’effondrement d’une mine d’or turque mi-février. Parmi les produits chimiques libérés, du cyanure, faisant craindre une contamination dans l’air et, surtout, de l’Euphrate, principal fleuve du Moyen-Orient.
Neuf mineurs sont portés disparus depuis l’effondrement d’une mine d’or turque mi-février. Parmi les produits chimiques libérés, du cyanure, faisant craindre une contamination dans l’air et, surtout, de l’Euphrate, principal fleuve du Moyen-Orient.
Dire que l’accident a laissé un goût amer dans la cité minière d’Iliç n’est pas qu’une tournure de phrase. L’air brûle la gorge. Le 13 février, à 14 h 30, un glissement de terrain a emporté l’immense mine d’or Çöpler, dans l’est de la Turquie, piégeant neuf mineurs. Ces millions de m3 de terre contenaient des produits toxiques, dont du cyanure, employés pour l’extraction. Un poison violent qui peut rapidement entraîner la mort et polluer les sols et les eaux. Depuis, les rues d’Iliç sont pleines d’habitants qui toussent. « Les gens courent chez eux et ne restent pas dehors », dit un passant en expectorant un crachat de plus. Le lieu du sinistre est à 700 mètres.
La mine, parmi les hauteurs enneigées de la chaîne de Munzur, d’où l’Euphrate prend sa source, est cernée de gyrophares qui se détachent de la nuit. Près de 2 000 soldats et gendarmes et plusieurs centaines de policiers, d’après plusieurs sources, ont été déployés sur place. Des braseros indiquent un énième contrôle routier. Journalistes, activistes, et grosso modo tout individu qui s’y aventure sans être riverain, sont renvoyés d’où ils viennent.
Des habitants ont pris des photos en catimini. Les clichés révèlent une mare rouge vermillon, la couleur du cyanure, couverte d’une simple bâche blanche. Des oiseaux agonisent sur les rives. Envoyé en urgence sur la zone, le ministre de l’Énergie, Alparslan Bayraktar, a assuré que des tests étaient effectués et qu’il « n’y a rien qui puisse menacer la santé publique ». Quinze experts devront déterminer s’il y a eu des négligences de l’entreprise Anagold Mining, détenue à 80 % par la société canadienne SSR Mining, ou des autorités locales. Leur rapport doit être présenté à la justice en avril.
Une odeur « de noix et de produits chimiques »
À Iliç, tout porte le nom de « Gold » ou « Altin » (or, en turc), des cafés aux prénoms des enfants. Le vendeur de bottes pour mineurs est sceptique : « Vous aurez du mal à leur parler. » Dans ce pays fier de sa mine, « de classe mondiale » selon ses dirigeants, le discours est cadenassé. Anagold Mining a exhorté, dans un SMS envoyé à ses salariés, à ne pas parler à la presse. Cette fidélité mise à part, l’inquiétude délie les langues.
Ayşe Uyar prévient en offrant le thé qu’elle l’a fait bouillir deux fois. « Je ne sais pas si ce sera suffisant. » Mère d’un employé du département machinerie, elle connaît cette odeur, cette fois trop corrosive pour être ignorée. Depuis l’accident, la possibilité d’une contamination de l’eau, en plus de l’air vicié, est devenu l’unique sujet de conversation avec ses voisins. « La première semaine, l’eau du robinet était blanche, puis transparente, mais sentait la noix et les produits chimiques, explique-t-elle dans sa cuisine. J’achète de l’eau en bouteille, mais ce n’est pas possible de se doucher avec. »
Au café Le Visage souriant , de fait, pas un client n’a un air ravi. En fumant, une bande de retraités discutent parties par million (ppm, indice de dilution d’une molécule) comme des experts. Leurs conclusions sont résumées par Nuri, qui se revendique le plus sérieux des retraités, peut-être parce qu’il porte des lunettes : « Nous ne pouvons expliquer nos problèmes à personne. Les lois sont ignorées ou ne fonctionnent pas. » Ils pointent du doigt deux tableaux accrochés au-dessus de leurs têtes, sans intérêt artistique mais dépeignant le fleuve et les montagnes du coin en une sorte de paradis kitsch. « C’est à ça que devraient ressembler nos vies. »
À 300 mètres de la mine détruite, un barrage retient l’eau de l’Euphrate. La contamination n’est pas avérée. Mais des poissons morts ont été repêchés dès les premiers jours. Pas besoin d’être spécialiste pour sentir l’odeur « de noix et de produits chimiques » qui en émane.
La météo a été clémente à la suite du glissement de terrain. Aux prochaines pluies, la crainte se porte sur la dilution du cyanure dans les eaux du fleuve, qui arrose le Moyen-Orient, sillonnant jusqu’au sud de l’Irak. « Le cyanure est très lourd, je ne crois pas qu’il y ait un risque pour les nappes phréatiques. C’est la rivière le danger. Il faudra mesurer, voir l’effet de l’évaporation », déclare Nusret Timurlenk, géologue, en marchant sur l’une des rives de sorte à ne pas être vu des gendarmes. Un 4×4 patrouille plus haut.
D’anciennes défaillances
À l’hôtel Gold, la famille d’Uğur Yıldız, l’un des neuf mineurs disparus, est réunie devant des dizaines de gobelets à thé. Les visages sont tordus par la douleur. Ils attendent sur les sièges du hall d’entrée depuis dix jours, mais quoi ? Ce n’est pas que les nouvelles sont mauvaises, le problème est qu’ils n’en ont pas. Les recherches ont été arrêtées à cause du risque de nouveaux glissements de terrain. Les disparus sont donc présumés morts. « Les autorités ne sont même pas venues nous souhaiter un bon rétablissement », déplore un oncle.
L’attente travaille sa colère. Uğur lui parlait souvent des risques. La mine a été construite sur une faille sismique. Des cassures dans la base de la mine étaient visibles de l’extérieur. « Concernant les produits chimiques, dit l’oncle, les noyers ici ne poussent pas correctement à cause de la pollution, alors imaginez l’état de santé d’un mineur. » Fin février, l’ancien procureur d’Erzincan, İlhan Cihaner, a révélé par voie de presse avoir mené à partir de 2008 une enquête pour « crime environnemental » et « corruption ». En 2010, il a été arrêté et détenu quatre mois. Selon lui, son rapport a été dissimulé après cela.
S’il y a bien une personne qui connaît ces défaillances, c’est Sedat Cezayirlioğlu. En 2022, il avait révélé une fuite de cyanure de la mine Çöpler. Pour le rencontrer, il faut rouler des heures vers le sud, où il se cache. Peur des représailles. À la suite de l’accident du 13 février, cet ouvrier machiniste pour les trains a été arrêté et maintenu en détention. Libéré sous contrôle judiciaire, il doit pointer deux fois par jour au commissariat.
Cigarette sur cigarette, débit et corps sans cesse agité ; comment ne pas déceler chez lui l’obsession que constitue ce sujet ? « Tous les jours je reçois des dizaines de vidéos. » Ces images, Sedat Cezayirlioğlu les transmet à des scientifiques d’universités partout en Turquie à la recherche d’approbations et d’arguments d’autorités. Il a déjà fait écrire trois rapports sur la toxicité des prélèvements qu’il a réalisés à proximité de la mine. La police l’empêche de s’approcher à moins de trente minutes d’Iliç.
Sur un ton sérieux, Sedat confie : « Si vous vous faites arrêter, au moins votre ambassade interviendra, et on parlera de nous. » Ce souhait sans ironie couve une inquiétude : « Vous verrez, en avril, plus personne ne parlera de nos poumons. »