Avec humour et férocité, les œuvres d’Hikmeti Tabiyeci étonnent par leur éclectisme et leur audace tout en ciblant les problèmes de la Turquie.
France Info, le 15 février 2024
Une fausse pierre tombale dans un parc pour la démocratie turque ou une affiche préconisant ironiquement de manger de la brioche face à l’envolée des prix, en Turquie, les œuvres d’Hikmeti Tabiyeci étonnent par leur éclectisme et leur audace. Âgé de 34 ans, l’artiste de rue, qui ne veut être désigné que par son pseudonyme, signifiant physicien en turc ottoman, a inventé un genre unique en Turquie à Ankara, sa ville.
Tout commence il y a quatre ans lorsqu’il quitte une carrière dans la publicité pour se vouer à la peinture. Il choisit les rues, qu’il connaît de ses années d’activiste politique, pour exposer ses œuvres multiformes, affiches, peintures ou installations, dont une « horloge politique » ironisant sur les théories du complot répandues chez les politiciens turcs.
À travers son art, il affirme vouloir traiter avec humour de « certains problèmes devenus très courants » en Turquie. Un choix rare dans une période où, souligne-t-il, « même les rassemblements les plus démocratiques se trouvent souvent interdits ». De nombreux musiciens, cinéastes ou auteurs ont été poursuivis ces dernières années pour avoir pris position contre les politiques du président turc Recep Tayyip Erdogan.
« La rue est un univers traumatique »
Hikmeti Tabiyeci se défend de tout héroïsme, même s’il a bien conscience des limites à la liberté d’expression en Turquie. « La rue est un univers traumatique dans l’histoire politique de la Turquie. Mon oncle, que je n’ai jamais connu, a été tué juste pour avoir collé des affiches politiques à l’approche du coup d’État de 1980 », confie-t-il.
Excepté une brève parenthèse de démocratisation au début des années 2000, l’histoire récente turque est pavée de répressions, coups d’État ou tentatives de putsch, la dernière en date, en juillet 2016, ayant mené à un durcissement du pouvoir. « Je fais bien sûr des œuvres politiques, mais aussi apolitiques. La plupart ne relèvent que de l’humour, comme quand je dessine une piste d’atterrissage pour les abeilles dans un parc. Mais même pour celles-ci, je reçois des centaines de messages me demandant si je ne crains pas d’être arrêté », explique l’artiste avant de poursuivre : « Cela montre l’ampleur de la peur et de la répression. Même évoquer un droit fondamental, comme la nécessité d’appliquer les lois, de respecter l’environnement ou de dire non aux féminicides, est devenu politique. »
Malgré ce climat, l’artiste, souvent comparé à Banksy, a longtemps jugé cette peur exagérée. Le séisme du 6 février 2023, qui a dévasté le sud-est du pays, faisant plus de 53 000 morts, a cependant changé son regard.
Les lumières du palais d’Erdogan
Après la catastrophe, le gouvernement turc s’est retrouvé sous le feu des critiques face à la lenteur des secours et aux images de survivants livrés à eux-mêmes, incapables de sauver leurs proches sous les décombres. Hikmeti Tabiyeci dessine alors trois silhouettes d’enfants au milieu d’une ville dévastée plongée dans le noir, regardant au loin les lumières du fastueux palais du président Erdogan. Le dessin, qu’il partage sur Instagram, où il compte près de 300 000 abonnés, déclenche une avalanche de réactions. « Ce dessin a fait le tour du monde. Des journaux l’ont publié en Europe et aux États-Unis. J’ai reçu de nombreux messages de remerciement, mais j’ai aussi subi un lynchage en ligne. J’ai été inquiet d’éventuelles répercussions », raconte-t-il.
Il ne connaîtra finalement pas d’ennuis judiciaires, mais renoncera au projet de peindre une fresque similaire dans la province d’Hatay, la plus affectée par le séisme, par peur de nuire à ses partenaires locaux. Il y réalise quand même d’autres peintures sur des ruines, comme celle d’un œil versant une larme accompagné du message « Plus de place pour l’erreur » en forme de jeu de mots, « pour l’erreur » se disant « hataya » en turc.
Son dessin sur les lumières du palais présidentiel a touché de nombreux habitants de la province, qui lui ont exprimé leur soutien, affirme l’artiste. Il prévoit d’y retourner en avril, cette fois accompagné d’artistes de différents pays. « On fera une peinture sur un mur encore debout. Elle ne sera pas politique. En tout cas pas directement », sourit-il.