Née en 1989, en Picardie à Saint-Quentin, Stéphanie Macaigne (IG @s_tph.mcg) est une peintre qui évolue depuis presque deux ans dans le monde de la musique et plus précisément du hip-hop à Paris. Sa dernière exposition, Palimpseste(s), en juin 2019 à Paris explicitait ces liens qu’elle aime tisser entre le rap et la peinture. Elle a également collaboré avec des artistes rap et a co-signé la pochette de la mixtape de la beatmakeuse Wondagurl pour le Redbull Music Festival à Paris. Son travail a été remarqué par de nombreux artistes, en France comme aux Etats-Unis, dans le milieu des beaux-arts comme dans celui de la musique urbaine.
Nous avons été surpris de lire, dans certaines de ses interviews, des références à Istanbul et à la culture turque en général. Nous avons voulu l’interroger sur ce lien qui, s’il n’est pas évident dans les sujets de ses productions récentes, semble pourtant sous-tendre son oeuvre, ou du moins avoir une place importante dans sa pratique artistique.
Cette interview a été réalisée par Ayşan Sönmez en février 2020.
Ayşan Sönmez : Stéphanie, peux-tu nous en dire plus sur ton histoire avec la Turquie ? C’est assez surprenant de lire assez régulièrement dans les publications sur ton travail le nom d’Istanbul. Nous avons été intrigués par ce lien.
Stéphanie Macaigne : (Rire) Je comprends totalement ! Le lien n’est pas évident, surtout sur la dernière période de mon travail (autour du rap) mais c’est vrai que ces références que je fais ne sont pas anodines pour moi. Je parle turc, c’est une langue que j’ai apprise, entre autres choses parce que j’ai découvert la littérature turque quand j’avais 20 ans et que – sans vouloir être prétentieuse – ça a littéralement changé ma vie : ça m’a donné envie de maîtriser toutes les subtilités de cette langue magnifique pour comprendre ces auteurs (Orhan Pamuk, Yusuf Atilgan, Leyla Erbil, Tezer Özlü… pour ne citer qu’eux) et le fait d’avoir appris cette langue m’a ouverte à de nouvelles expériences, de nouvelles rencontres lorsque je venais visiter Istanbul. Même si l’on peut aller partout dans le monde ou presque en ne parlant qu’anglais, je me suis rendue compte que de parler la langue du pays ouvrait à quelque chose de complètement différent en terme d’expérience. Je suis tombée amoureuse d’Istanbul et de sa complexité (le fameux « chaos » que l’on évoque souvent quand on parle de cette ville), de l’imbrication des couches de son histoire, et de ses habitants. J’ai décidé de quitter ma vie de professeure agrégée d’allemand en France pour y emménager en 2015, et j’ai eu la chance de continuer à enseigner (l’allemand au Lycée Français Pierre Loti et le français à l’Institut Français au Consulat Français d’Istanbul à Taksim).
Outre le fait que ce soit une période marquante pour moi d’un point de vue personnel, c’est aussi la période qui marque un tournant pour moi dans ma pratique artistique.
AS : En quoi cela a-t-il marqué un tournant ? C’est à Istanbul que tu as commencé à peindre et à dessiner ?
SM : J’ai toujours peint et dessiné mais j’ai trouvé une source d’inspiration sans précédent en la ville et en ses habitants. J’ai commencé à peindre et à dessiner de manière plus intensive. Tout est inspirant à Istanbul : les gens, les rues, l’histoire, les paysages, les milieux artistiques. Et puis c’est une ville où bizarrement tu ne peux t’empêcher d’avoir des questionnements existentiels, comme s’il y avait quelque chose là-bas qui brusquement te faisait te questionner sur le sens de ton existence, sur les relations humaines, etc. Peut-être que cela tenait au décentrement que je vivais et au déracinement mais honnêtement je ne pense pas ; les discussions avec les gens prennent très souvent une tournure profonde et métaphysique même de manière a priori anodine ou non sérieuse. L’humour turc est un humour particulièrement cynique et ironique, et chaque trait d’esprit contient plusieurs niveaux de lecture et enjoint au questionnement.
Et forcément ce genre de contexte ça pousse à la création.
AS : Tu as fait tes premières expositions à Istanbul nous semble-t-il, dont la dernière au Consulat Français, c’est bien ça ?
SM : Oui c’est ça ! Et c’est là que se joue le deuxième tournant. Je peignais et je dessinais, j’échangeais avec des peintres, avec mes amis, et autour d’une discussion un ami peintre, Bülent Gürcihan (IG @bulentgurcihanart) m’a demandé si j’aimerais exposer, et pourquoi je ne l’avais pas encore fait. Je lui ai fait une réponse très marrante en fait (mais pas du tout bizarre pour moi à cette époque) : « tu sais, une expo ça ne se fait pas comme ça, c’est très compliqué ». Il m’a demandé concrètement de quoi j’avais besoin, je lui ai répondu d’un lieu et de faire encadrer mes tableaux. Le jour même ce même ami m’emmenait chez un encadreur, une fois sur place nous parlions des prix, en même temps je recevais des propositions de lieux, notamment de café-théâtres qui avaient un espace qui pouvait contenir une exposition (j’en profite pour remercier tous les gens qui ont soutenue à ce moment là !), et du jour au lendemain je me suis rendue compte que rien concrètement ne m’empêchait de faire cette exposition. Aidée d’une graphiste nous avons designé une affiche et un flyer, écrit le texte de l’exposition, et tout était prêt !
Alors bien sûr nous avons eu des contraintes, des difficultés dans l’organisation, je ne dis pas que tout était facile, mais pour la première fois j’ai remarqué que ce « ça ne se fait pas comme ça, ça n’est pas aussi simple » faisait se constituer une barrière infranchissable qui n’avait en fait peut-être pas lieu d’être si on prenait le « problème » avec pragmatisme et réalisme. Et ça je pense que c’est une des caractéristiques de la culture turque, si je puis me permettre cette phrase un peu générale, et ça a agit comme un changement de paradigme dans ma façon de considérer les choses, autant personnelles que professionnelles et artistiques.
Sans cette expérience, je ne me serais pas lancée avec autant de détermination dans l’organisation d’un événement à mon retour à Paris alors que je n’avais pas de contacts dans le milieu de l’art parisien à cette époque. Ça m’a permis d’envisager de concrètement faire les choses par moi-même, et de ne plus jamais prononcer cette phrase « tu sais c’est pas si simple » dans les cas où elle n’avait pas lieu d’être (bien sûr encore une fois c’est vrai que rien n’est simple dans ce genre de choses).
AS : C’est l’affiche de l’exposition c’est ça ? Tes sujets étaient la ville et ses habitants, et en terme de techniques tu utilisais surtout l’encre et l’aquarelle ?
SM : Oui c’est ça, alors qu’aujourd’hui en effet j’utilise quasiment exclusivement de l’acrylique. À l’époque j’avais encore peur d’aller sérieusement dans ces techniques, en me disant bêtement que ce n’était pas pour moi, que je n’avais pas une formation artistique assez solide pour utiliser ces techniques. L’illustration de l’affiche était inspirée d’une photographie d’un photographe urbain, Görkem Keser (IG @gorkemksr). J’étais fan de son travail que je connaissais sur les réseaux, et je retrouvais une vision de la ville qui faisait écho à la mienne, je l’ai d’ailleurs contacté à cette occasion pour lui demander si je pouvais m’inspirer de de ses photographies pour certains de mes travaux, ce à quoi il a répondu favorablement avec une grande sympathie. J’ai toujours aimé les liens entre les gens et entre les arts, et pour moi c’était génial de quasi-collaborer (rires) avec un photographe stambouliote !
AS : Ton métier d’enseignante t’a-t-il nourri dans ta pratique artistique de l’époque ?
SM : Indirectement oui ! Le contexte d’enseigner dans un lycée tel que Pierre Loti était très inspirant, beaucoup d’élèves avaient eu même une pratique artistique (chant, peinture, théâtre, écriture…), j’étais baignée dans ça à tous les niveaux ! Et puis longer le Bosphore en allant au travail tous les matins ça inspire aussi on va pas se le cacher (rires).
AS : Aujourd’hui ta pratique artistique a évolué, ton style aussi et les sujets que tu pein
SM : Oui ! En revenant à Paris j’avais perdu mon sujet d’inspiration principal ! Ça a été un peu compliqué au début, alors je me suis un peu retrouvée seule avec moi-même et la musique, que j’ai pu écouter de manière beaucoup plus intensive car j’avais de longs trajets de RER et que contrairement à Istanbul se promener dans les rues avec des écouteurs est assez anodin alors que dans le centre d’Istanbul où j’habitais je ressentais toujours le besoin de rester connectée avec l’environnement, ne serait-ce qu’à « cause » du trafic ou du monde dans les rues. C’est fou parfois de se dire que ce sont ce genre de détails anodins qui conditionnent la pratique d’un artiste ! Ça m’amuse de constater ça !
En effet je ne peins plus en ce moment autour du sujet de la ville d’Istanbul comme je n’y vis plus, mais je sais que beaucoup de choses que j’accomplis ici n’auraient peut-être pas été possibles pour moi si je n’avais pas été confrontée à ces autres modes de pensée et d’action. Merci Istanbul !
Aimerais-tu un jour réexposer à Istanbul ?
Bien sûr ! J’aimerais énormément. Peut-être un jour qui sait !
Voir aussi : Palimpseste(s) : Réactions à l’Exposition de Stéphanie Macaigne