L’affaire provoque un affrontement inédit entre la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation.
Le Monde le premier février 2024
L’annonce a provoqué une onde de choc au sein de l’opposition et suscité une nouvelle et profonde inquiétude au sein de la communauté des défenseurs des droits turcs. Dans un geste qui s’apparente à un oukase présidentiel de la part de Recep Tayyip Erdogan, le groupe parlementaire de sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), a décidé de déchoir de son mandat le député Can Atalay.
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Membre du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), élu en mai 2023 alors qu’il était en prison, cet avocat de gauche de 47 ans, connu pour sa faconde et ses luttes auprès des ouvriers, était depuis plusieurs mois au cœur d’une crise judiciaire inédite opposant deux des plus hautes juridictions du pays : la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation.
La décision, lue mardi 30 janvier du perchoir de l’hémicycle par le vice-président du Parlement, Bekir Bozdag, a provoqué un vaste mouvement de protestation, des dizaines de députés se ruant vers le pupitre. Sous les huées des oppositions, plusieurs élus ont brandi des pancartes appelant à la « libération de Can Atalay ». Un petit exemplaire de la Constitution a même été jeté sur le vice-président avant qu’il clôture la séance.
Président du TIP, Erkan Bas a qualifié la révocation de l’élu « non seulement d’irrégulière, mais aussi d’illégale » : « Nous assistons à l’achèvement d’une tentative de coup d’Etat qui piétine la Constitution. »
Immunité parlementaire
« Jour noir pour la démocratie », a immédiatement titré le site du quotidien indépendant BirGün. Pour Ahmet Davutoglu, l’ancien premier ministre de M. Erdogan, passé dans l’opposition, la démarche des élus de la majorité vient de faire entrer la Turquie « dans le goulet d’étranglement d’un système juridique fermé sur lui-même ». Le soir même de l’annonce, plusieurs centaines de manifestants se sont rassemblés à Istanbul, sous la pluie, à l’appel du TIP et de la principale formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP). Ce dernier appelant à une grande marche « constitutionnelle » la semaine prochaine.
Condamné en avril 2022 à dix-huit ans de prison, Can Atalay a été accusé d’avoir cherché, avec le philanthrope Osman Kavala – condamné à la « perpétuité aggravée » – à renverser le gouvernement en 2013 à travers une vague de manifestations sans précédent qui avait poussé 3,5 millions de personnes dans les rues contre l’autoritarisme de M. Erdogan et de son gouvernement. L’avocat n’a cessé de rejeter ces accusations, qualifiant le procès de parodie de justice et d’atteinte élémentaire aux règles de droit.
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Elu dans une circonscription du Hatay (Sud) aux dernières élections, Can Atalay avait exigé sa libération, arguant du fait qu’il bénéficiait désormais de l’immunité dont jouissent les députés, selon l’article 83 de la Constitution. Une demande pourtant refusée à plusieurs reprises. Lorsque le 25 octobre 2023, la Cour constitutionnelle ordonne sa libération, l’affaire prend une tournure toute particulière.
D’un côté les hauts magistrats affirment que le « droit de voter et d’être élu » et le « droit à la sécurité et à la liberté » du député ont été violés. De l’autre, le tribunal pénal d’Istanbul, chargé de l’affaire, s’oppose à la décision des juges, renvoyant le dossier devant la Cour de cassation, arguant que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’a aucun rapport avec le verdict du tribunal.
Système biaisé
Le 8 novembre, la Cour de cassation écarte toute libération et dépose même une plainte pénale contre les juges de la Cour constitutionnelle. Le coup de force est payant. Il bloque la procédure. Les juristes et l’opposition ont beau rappeler le caractère « définitif » des décisions de la Cour constitutionnelle, d’après l’article 153 de la Constitution : rien n’y fait. Le bras de fer s’étale au grand jour et jette une lumière crue sur un système biaisé, rattrapé par ses luttes intestines jusqu’à cette annonce, mardi, du vice-président de l’Assemblée nationale.
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Dans un commentaire sur le réseau social X, le journaliste Rüsen Cakir, fondateur du site d’information indépendant Medyascope, pourtant peu habitué aux déclarations fracassantes, a laissé poindre une certaine inquiétude : « La personne qui sait le mieux que Can Atalay n’est pas un terroriste est Erdogan. Le vice-président du Parlement Bekir Bozdag, les députés de l’AKP et de la coalition gouvernementale le savent également… C’est nous tous qu’ils intimident à travers lui. »