Des milliers de visiteurs se rendent chaque année en décembre à Konya rendre hommage à cet exalté du XIIIᵉ siècle qui a nourri la branche mystique de l’islam. Son œuvre centrée sur l’amour fascine aujourd’hui bien au-delà de sa confession.
Le 1er janvier 2024, Céline Pierre-Magnani, Le Monde.
« Encore un morceau ! » La voix aiguë d’une jeune femme fuse au milieu des applaudissements. Il n’en faut pas plus pour Abdullah Kaymak et ses musiciens, qui reprennent sans attendre l’une des partitions les plus rythmées de leur répertoire. Tel un chef d’orchestre, le jeune homme de 26 ans à la peau mate et à la barbe fournie se lance dans des couplets qu’il fait répéter en chœur au public d’un geste de la main.
Face à lui, une centaine de personnes se serrent sur les coussins et les tapis du salon de la dargah du derviche, une loge faisant office de centre culturel, à Konya, ville turque du plateau anatolien. Les murs de pierre blanche sont ornés de calligraphies musulmanes et de portraits du grand poète soufi Jalâl al-Din Mohammad Balkhi, dit Rûmî (1207-1273), mais nul besoin d’être croyant en ces lieux pour se laisser emporter par l’ambiance festive.
Comme chaque année, du 7 au 17 décembre, des milliers de personnes de plus de quarante nationalités affluent à Konyapour célébrer, lors de la semaine du Șeb-i arûs, littéralement la « nuit de noces », la mémoire de Rûmî, aussi appelé Mevlana (« notre maître »).
Locuteur du farsi et originaire de la région du Khorasan (actuel Afghanistan et nord-est de l’Iran), le poète a voyagé dans de nombreuses grandes villes, à Samarcande, La Mecque et Damas, avant de s’installer à Konya en 1240. Sa rencontre avec le derviche Shams de Tâbriz bouleverse le cours de la trajectoire spirituelle de celui qui est aujourd’hui considéré comme un des maîtres du soufisme, cette branche mystique de l’islam centrée sur une initiation spirituelle aux enseignements du Coran.
Selon les sources, le lien puissant qui unit les deux hommes est tantôt décrit comme un amour divin tantôt comme un amour charnel, mais reste toujours présenté comme majeur dans la vie de Mevlana. Suite à la mystérieuse disparition de son amant, le poète s’initie au sema, la danse giratoire, centrale dans les pratiques de la confrérie des derviches tourneurs, et écrit le Masnavi, recueil de poèmes qui le rendra célèbre dans le monde entier.
Le tombeau de Rûmî figure au troisième rang des sites culturels les plus fréquentés de Turquie. Seule sa large tour turquoise distingue son architecture de celle d’une mosquée. À quelques jours du Șeb-i arûs, l’entrée est gratuite et une joyeuse agitation règne dans la cour. Très attachés à la figure de Rûmî, de nombreux visiteurs iraniens prient aux abords de la sépulture.
Assis légèrement en retrait, Cestmir Bergsma tient en main son carnet de notes. Le Néerlandais de 29 ans aux cheveux longs et aux petites lunettes rondes se décrit comme poète. Il parcourt les routes de l’Europe depuis neuf ans. « Je suis devenu conteur, car je veux comprendre ce qu’est l’Amour et mieux démêler les incompréhensions qui surviennent dans le cœur des hommes », confie-t-il.
L’amour, élément central de la philosophie de Mevlana est sur toutes les lèvres de ses adeptes sans que personne ne s’aventure véritablement à le décrire, comme par superstition. « Viens, viens, viens/Qui que tu sois/[…] Tu es le bienvenu », récite Eric Maupaix, sexagénaire venu de Normandie, reprenant l’un des vers les plus célèbres. Fasciné par la philosophie soufie, il s’est joint à un voyage organisé par une spécialiste de médecine chinoise. « Je suis catholique, et je trouve beaucoup de points communs entre l’enseignement du Christ et la philosophie de Rûmî. Ils sont tous les deux dans mon cœur », murmure-t-il une main sur la poitrine.
New Age
Et si la mystique soufie est issue du courant sunnite de l’islam, la doctrine offre une souplesse d’interprétation qui fait des émules bien au-delà de ses cercles. « Ses caractéristiques ont fait du soufisme une voie spirituelle assimilable aux nouvelles religiosités qu’on a l’habitude de désigner par le New Age, analyse Ayşe Akyürek, sociologue, docteure associée au Groupe sociétés, religions et laïcités du CNRS et spécialiste de l’islam. Ce syncrétisme s’explique également par le fait que le soufisme est aussi attrayant pour les Occidentaux ayant déserté leur religion, mais qui sont en mal de mysticisme. Grâce à la globalisation, ils ont accès à des religions et spiritualités orientales et en ont adopté les caractéristiques qui leur conviennent comme la littérature, la musique, les rituels. »
Le soufisme attire également de nombreuses jeunes femmes d’origine musulmane, qui y voient une version moins stricte de l’islam. Installée dans un café de la place principale de Konya, Melike se réchauffe auprès d’un poêle. « Je viens d’une famille très pieuse, et je me considère comme croyante mais cela a été un choc pour moi de découvrir le mevlevisme », confie la jeune Turque de 23 ans, aux paupières pailletées et au voile rose pâle sur tunique rose bonbon.
« Ces derniers temps, les fatwas de la Diyanet [Union des affaires culturelles turco-islamisques] sont de pire en pire. Désormais, le système produit des avis religieux qui sont dictés par le politique », s’inquiète-t-elle, cherchant d’un regard l’assentiment de son amie Osman, membre de l’association des féministes musulmanes et pro-LGBT + Havle. Et de conclure avec ironie : « En vingt ans, Recep Tayyip Erdogan n’a pas promu la foi parmi la jeunesse, contrairement à ce qu’il voulait, il a plutôt encouragé l’athéisme ! »