Ces dernières années, de plus en plus d’Iraniens exilés en Turquie sont rendus à leur pays, où certains risquent la prison. D’autres sont pourchassés sur le territoire turc par le régime de Téhéran. Les réfugiés politiques sont particulièrement menacés, dans un contexte de coopération accrue entre l’Iran et la Turquie.
Le 27 décembre 2023, RFI. Pour écouter le reportage, cliquer ici.
Ne plus être en Iran, pour Bardya Mousavi, ce n’est pas encore être à l’abri. Ce militant des droits humains, arrêté neuf fois en trois mois après les manifestations de novembre 2019, s’est enfui en Turquie en février 2020. Depuis, il ne pense qu’à en partir. « Le régime iranien me considère comme un espion et en Turquie, je ne suis pas en sécurité », résume cet homme de 44 ans, fondateur d’un réseau de médecins qui a publié des rapports sur les morts et blessés de la répression de 2019.
Dans cet exil forcé, aucune étape n’a été simple, sauf le passage de la frontière. Les Iraniens peuvent voyager en Turquie sans visa jusqu’à 90 jours. Plus de 2 millions d’entre eux l’ont fait en 2022. Parmi eux, des réfugiés politiques qui ne rentrent pas en Iran, comme Bardya et des agents de Téhéran chargés de les traquer, les menacer, et parfois pire.
Ces dernières années, la justice turque a accusé des citoyens iraniens et turcs d’avoir participé à l’assassinat ou à l’enlèvement d’opposants iraniens en Turquie. Deux cas ont marqué les esprits : celui du citoyen suédo-iranien Habib Chaab, kidnappé à Istanbul en octobre 2020, exécuté à Téhéran en mai 2023 et celui de Masoud Molavi Vardanjani, tué par balles en novembre 2019 dans la mégapole turque.
« On risque notre vie, c’est devenu la routine »
Bardya Mousavi redoute de subir le même sort. Il montre sur son téléphone les menaces de mort qu’il reçoit. Ici, une photo de l’exécution de Majidreza Rahnavard, pendu en public en Iran en décembre 2022. Là, un message sur le réseau social X (ancien Twitter) promettant « 20 millions de récompenses pour toute information » le concernant. Bardya a aussi été attaqué plusieurs fois à Istanbul. En novembre 2022, des agresseurs lui ont cassé six dents. « Ils parlaient persan. Ça s’est passé devant chez moi. Ils sont arrivés à moto, ils m’ont frappé au visage et ils sont partis », raconte-t-il.
Bardya Mousavi, qui réside en Turquie avec un permis de séjour, essaye d’obtenir un visa pour la France ou l’Allemagne. Il explique – en précisant qu’il ne souhaite pas entrer dans les détails – que les autorités turques lui ont demandé de partir « pour sa sécurité ». « On risque notre vie, c’est devenu la routine », soupire-t-il.
L’autre crainte de Bardya, comme tous les opposants iraniens en Turquie, est d’être livré à Téhéran, de manière officielle ou non. « Cela fait 20 ans que je travaille sur ces questions. Ces dernières années, je constate que de très nombreux réfugiés iraniens ont été expulsés de Turquie de manière non conforme au droit », dénonce Salih Efe, avocat à Ankara. « Cela arrivait aussi autrefois, mais certainement pas dans ces proportions. Les réfugiés politiques, les journalistes, auteurs, poètes… réclamés par le régime de Téhéran sont particulièrement concernés. »
Salih Efe parle d’opposants expulsés avant d’avoir eu le temps de déposer une demande d’asile, ou dont la demande était en cours. Il alerte également contre des expulsions « secrètes et totalement illégales », comme celle de Mohammad Bagher Moradi. Cet ancien journaliste vivait en Turquie depuis 2014 quand il a été livré à l’Iran, après cinq mois de détention dans un lieu tenu secret. En décembre 2022, Mohammad Bagher Moradi a pu contacter sa famille depuis la prison d’Evin, de sinistre réputation.
« Mohammad Bagher Moradi a raconté qu’il avait été arrêté par des agents du renseignement turc, interrogé et torturé incommunicado pendant une dizaine de jours, puis poussé à travailler pour les renseignements turcs », rapporte Salih Efe, qui assure sa défense. « Comme il a refusé, il a continué d’être détenu au secret pendant des mois, avant d’être expulsé secrètement vers l’Iran. Il n’y a aucune trace officielle de son expulsion », avance son avocat, qui précise que la Turquie avait accordé à Mohammad Bagher Moradi le statut de réfugié moins de deux mois avant son arrestation. « La menace, conclut Salih Efe, vient donc à la fois des agents iraniens et de certains Turcs qui collaborent avec eux. »
Les réfugiés politiques, « des instruments dans un marchandage d’intérêts entre la Turquie et l’Iran »
Pour les opposants iraniens, la Turquie est parfois un piège et presque toujours une impasse. Depuis 2018, ce n’est plus le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) qui examine les demandes d’asile des réfugiés présents sur le territoire turc, mais la Présidence de la gestion des migrations, une institution turque. Ceux dont la demande est acceptée attendent ensuite plusieurs années d’être « réinstallés » dans un pays tiers.
« Ce changement a eu un effet négatif énorme pour tous les réfugiés », déplore Salih Efe. « Autrefois, le HCR acceptait 65% des dossiers déposés par des demandeurs d’asile iraniens. Depuis 2018, le taux d’acception par les autorités turques ne dépasse jamais 10%, toutes nationalités confondues. » Cet avocat y voit une nouvelle « politique d’État » en réaction à l’arrivée de millions de Syriens. « La Turquie ne veut plus de réfugiés et veut le faire savoir à ceux qui tentent de venir, mais aussi à l’opinion turque », très hostile à leur présence.
Dans le cas des Iraniens, surtout lorsqu’il s’agit de réfugiés politiques, la « politique d’État » se double d’enjeux liés aux relations entre Ankara et Téhéran. « Ces dernières années, les relations turco-iraniennes sont passées de la rivalité à la coopération », soutient Peyman Aref. Maintes fois détenu en Iran, ce journaliste a fui en Turquie en 2015, avant d’être expulsé vers le Liban fin 2016 pour ses critiques acerbes contre le président Recep Tayyip Erdogan.
« Je ne dis pas qu’il n’y a plus de rivalités ou de divergences, mais globalement, nous avons affaire à deux régimes autoritaires qui ont des relations très étroites, en particulier au niveau des services de renseignement », assure Peyman Aref, désormais installé à Londres. Selon lui, les réfugiés politiques « sont utilisés comme des instruments dans un marchandage d’intérêts entre la Turquie et l’Iran. Il n’est absolument pas question de droits de l’homme. »
Le journaliste souligne aussi la hausse du nombre d’extraditions vers l’Iran dans le cadre d’un accord de coopération judiciaire signé en 2010 : « En plus de cet accord, lors d’une visite à Ankara de Hassan Rohani [à l’époque président iranien] en décembre 2018, les deux pays ont signé un accord de coopération dans le domaine de la sécurité et des renseignements dont nous ne connaissons pas le contenu. Après cet accord, les expulsions vers l’Iran se sont multipliées »
Chaque visite d’un haut responsable du régime de Téhéran attise les inquiétudes des Iraniens exilés en Turquie. Le président Ebrahim Raïssi était attendu à Ankara fin novembre. Sa visite a été reportée.