Le président turc, à Athènes pour la première fois depuis sept ans, a signé avec le premier ministre grec une « déclaration d’amitié et de relations de bon voisinage », attestant de leur volonté d’apaiser les tensions accrues de ces dernières années.
Le 7 décembre 2023, Nicolas Bourcier, Le Monde.
Un président turc et un premier ministre grec se serrant la main tout sourire, après un entretien d’une heure et demie au palais Maximou, à Athènes : l’image n’est pas anodine. Après sept ans d’absence et de multiples tensions entre la Turquie et la Grèce, Recep Tayyip Erdogan a fait, jeudi 7 décembre, son grand retour dans la capitale hellène pour signer une « déclaration d’amitié et de relations de bon voisinage » avec le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. La veille, dans un long entretien accordé au quotidien de centre droit Kathimerini, l’homme fort d’Ankara avait appelé son « ami Kyriakos » à ouvrir un « nouveau chapitre » après des années de turbulences avec son voisin. « Si les différends sont abordés par le dialogue et que l’on trouve un terrain d’entente, c’est pour le bénéfice de tous », a-t-il même insisté.
Des paroles qu’on aurait difficilement imaginées il y a un an. En mai 2022, le président turc avait affirmé que M. Mitsotakis « n’existait plus pour lui », l’accusant d’avoir tenté de convaincre le Congrès américain de bloquer la vente d’avions F-16 à la Turquie. Cinq mois plus tard, Recep Tayyip Erdogan avait cette fois dénoncé la militarisation des îles grecques de la mer Egée et proféré une menace claire envers la Grèce : « Nous pourrions arriver soudainement une nuit. »Des paroles diffusées sur les ondes radiophoniques turques au moment de l’intervention militaire à Chypre, en 1974.
Cette rhétorique virulente s’est accompagnée, depuis 2020, d’un survol accru du territoire grec par des avions de chasse turcs et d’autres actes de provocation. En février et en mars 2020, la Turquie avait tenté de faire pression sur la Grèce et sur l’Union européenne, en encourageant le passage de migrants via la frontière terrestre de l’Evros. Puis, à l’été 2020, la Turquie avait envoyé son navire de prospection sismique Oruç-Reis, escorté de navires de guerre, pour sonder les fonds marins d’une zone qu’elle dispute à la Grèce, à la recherche d’hydrocarbures.
La Turquie moins isolée
Plusieurs facteurs sont toutefois venus rebattre les cartes entre ces deux rivaux historiques, mais partenaires au sein de l’OTAN. Il y a d’abord eu le terrible séisme qui a frappé le sud de la Turquie, le 6 février, et qui a rapproché Athènes et Ankara. Les deux pays se sont promis d’être solidaires l’un envers l’autre, en cas de catastrophe naturelle.
La Turquie et la Grèce ont ensuite reconduit, au printemps, leurs deux coalitions conservatrice et nationaliste à la tête de leurs pays respectifs, faisant naturellement baisser d’un cran les surenchères patriotiques. Et puis, il y a l’évolution de la dynamique régionale. Encore en 2022, Ankara se sentait encerclé par une alliance grecque, chypriote, israélienne et égyptienne émergente en Méditerranée orientale, soutenue par Washington.
Aujourd’hui, le pouvoir turc est en meilleure posture face à Athènes. Le pays se sent moins isolé dans la région et ses relations avec les Etats-Unis semblent en meilleure voie, grâce au feu vert accordé par M. Erdogan à l’adhésion de la Suède à l’Alliance atlantique. Dans le cadre de ces négociations, toujours en cours, Ankara a reçu l’accord de la Maison Blanche pour la vente de dizaines de F-16 (le vote est entre les mains du Congrès américain), tandis qu’Athènes recevra de son côté des avions de combat F-35 de cinquième génération.
« Une mer de paix et de coopération »
L’autre motivation du président turc est due à la situation économique du pays, plus que difficile. Le chef de l’Etat souhaite relancer le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, afin d’attirer de nouveau les investisseurs occidentaux. Ce à quoi de meilleures relations avec la Grèce pourraient contribuer.
« Les derniers mois, nous avançons sur un chemin plus calme », s’est réjoui, jeudi, M. Mitsotakis, lors de la conférence de presse commune. « Notre devoir historique est de rapprocher nos deux Etats, de bâtir un lendemain de paix et de progrès », a-t-il ajouté. Erdogan a, lui, affirmé qu’« il n’y a aucun problème qui ne puisse être réglé entre [eux] », et qu’il souhaitait que « l’Egée devienne une mer de paix et coopération ».
Seize accords de collaborations bilatérales, dans le cadre d’un « agenda positif » permettant d’améliorer les relations entre les deux pays, selon le ministère des affaires étrangères grec, ont ainsi été signés dans les domaines universitaire, archéologique, touristique, économique, migratoire. Les deux pays ont affiché leur volonté de doubler leurs échanges commerciaux (passant de 5 à 10 milliards de dollars, soit environ 4,6 à 9,2 milliards d’euros). La Grèce a aussi obtenu l’accord de la Commission européenne pour autoriser les citoyens turcs à visiter avec un visa annuel dix îles proches des côtes turques (Lesbos, Rhodes, Samos…) pour sept jours d’affilée au maximum.
Encore des pommes de discorde
Concernant la lutte contre l’immigration illégale, Athènes s’est réjouie d’une meilleure coopération depuis le mois d’octobre avec les autorités turques, entraînant une baisse de 60 % des arrivées sur les îles grecques ces trois derniers mois. Le ministère des migrations grec souhaiterait que la Turquie puisse réadmettre sur son territoire, comme le prévoit l’accord UE-Turquie de 2016, les migrants déboutés du droit d’asile sur les îles grecques.
Le président turc a aussi salué la décision du gouvernement conservateur grec de fermer un camp de réfugiés kurdes à Lavrio, au sud-est d’Athènes, qui existait depuis les années 1980. Il a jugé que « la coopération dans la lutte contre le terrorisme devait s’améliorer ».
Finalement, cette visite s’est achevée jeudi après-midi sur un ton apaisé, sans toutefois avoir abordé frontalement les sujets les plus délicats. La délimitation du plateau continental des îles grecques en mer Egée, qui les sépare, les zones d’exploitation maritime, la pesante question chypriote, restent des pommes de discorde, à peine effleurées par les dirigeants et leurs représentants.
« Nous discuterons des mesures à prendre sur toutes les questions après que les ministres concernés se seront préparés. Nous procéderons de manière plus logique », a précisé le président turc. Et d’ajouter : « Je pense qu’il est préférable pour l’avenir des deux parties de discuter en regardant le verre à moitié plein. »