La réélection du président Recep Tayyip Erdogan, en mai, laisse craindre une poursuite de sa politique étrangère nationaliste, quand bien même celle-ci irait à l’encontre de ses intérêts, remarque l’ancien diplomate Marc Pierini, dans une tribune au « Monde ». Le 12 Septembre 2023, paru dans Le Monde.
Un temps, les discussions qui ont eu lieu au sommet de Vilnius, les 11 et 12 juillet, ont laissé croire que la Turquie avait donné son accord à l’accession de la Suède à l’OTAN, qu’elle avait renoué un dialogue avec les Etats-Unis et qu’elle souhaitait ressusciter ses négociations d’adhésion à l’Union européenne (UE). Il s’agissait, en fait, d’un coup médiatique, puisque les deux premiers dossiers [le Parlement turc doit notamment examiner la demande suédoise en octobre] sont aujourd’hui encore empêtrés dans les mêmes difficultés, y compris après le sommet du G20 à New Delhi [les 9 et 10 septembre], et que le troisième n’est qu’un coup tactique de la part d’Ankara.
Il reste à élucider quelles sont les intentions de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan en matière de politique étrangère, sachant que les élections présidentielle et législatives de mai ont produit un paysage politique plus nationaliste.
Pour les pays occidentaux, les élections turques ont eu deux conséquences significatives sur la politique étrangère. La victoire d’Erdogan a été plus large qu’anticipé par les instituts de sondage turcs, et le président dispose donc d’une autorité renforcée. D’autre part, la composition de l’alliance parlementaire autour du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti présidentiel, est désormais plus nationaliste et conservatrice, ce qui influera sur les décisions de politique extérieure.
La politique étrangère de la Turquie lors du mandat 2023-2028 sera plus turco-centrique et accordera une priorité à la zone d’influence d’Ankara – Chypre du Nord, républiques turcophones d’Asie centrale, Caucase du Sud, pays du Golfe, autres pays arabes (Egypte, Libye, Syrie), pays d’Afrique – et aux relations avec la Russie. Le mot d’ordre sera l’autonomie stratégique.
De plus, outre ses composantes habituelles – échanges commerciaux, contrats de travaux publics, formation, transit de produits énergétiques –, la politique étrangère accordera une place importante aux accords de défense, à l’implantation de bases extérieures et aux contrats de vente d’équipements militaires. Les investissements considérables réalisés depuis les années 2000 dans l’industrie de défense ont permis à la Turquie de se tailler une place remarquée sur le marché des armements, au point que le pays exporte aujourd’hui non seulement des drones, mais aussi des frégates, des missiles et des véhicules blindés. Des pays aussi divers que l’Arabie saoudite, la Libye, le Pakistan, le Tchad ou l’Ukraine sont désormais des clients.
Ambitions bouleversées
Le positionnement intermédiaire de la Turquie entre Russie et Ukraine est, lui, appelé à se perpétuer, car il comporte des avantages financiers considérables, notamment sur le plan énergétique, et parce qu’il permet au chef de l’Etat de se présenter comme l’un des principaux interlocuteurs des deux pays dans un futur processus de paix et, à tout le moins, dans la recherche d’une nouvelle version de l’accord céréalier (qui reste bloqué par Moscou après l’échec des discussions du 4 septembre). Cela étant, le durcissement ou l’enlisement du conflit rendront de plus en plus difficiles les efforts de la Turquie comme faiseuse de paix, notamment en raison de ses obligations au sein de l’OTAN et des demandes pressantes de Moscou envers Ankara pour éliminer certaines sanctions occidentales. En outre, les ambitions d’intermédiation entre Russie et Ukraine sont nombreuses (Arabie saoudite, Chine, Union africaine).
Plus généralement, la nouvelle donne géopolitique européenne résultant de l’invasion non provoquée de l’Ukraine par la Russie bouleverse à la fois les ambitions turques et les priorités des pays de l’Union européenne. La guerre, de retour sur le continent, oblige à rebattre les cartes.
Des décisions historiques ont été prises, tels le renoncement de la Finlande et de la Suède à leur neutralité traditionnelle et leur demande d’adhésion à l’OTAN, ou encore l’offre d’adhésion à l’UE formulée envers la Moldavie et l’Ukraine. Alors que le discours politique de pays comme la Hongrie, la Russie et la Turquie tendait à dépeindre l’UE comme une entité en déclin moral et politique, il s’avère que l’agression russe a renforcé la cohésion entre la vaste majorité des membres de l’Union.
Lorsque, à Vilnius, la Turquie a sorti de son chapeau un lien entre son acceptation de l’entrée de la Suède dans l’OTAN et sa propre entrée dans l’UE, lien sans fondement juridique ou historique, peu ont compris son objectif (autre que médiatique). D’autant que la réélection du président Erdogan a une conséquence claire, à savoir le renforcement d’une autocratie institutionnalisée et l’absence totale de référence aux questions relatives à l’Etat de droit, ce qui situe le pays aux antipodes des critères d’adhésion à l’UE. La Turquie envisage-t-elle un avenir avec l’Europe ou sans l’Europe ?
Fossé avec l’Occident
C’est bien là que se situe le talon d’Achille de l’ambitieuse politique étrangère de la nouvelle Turquie : le pays reste étroitement dépendant des flux commerciaux avec l’Europe, des investisseurs européens (qui tiennent, eux aussi, à l’Etat de droit), de l’innovation et des normes émanant de l’UE.
Mais une Turquie sans l’Europe peut correspondre à l’idée que se fait son président de la centralité de son pays sur la scène internationale. De même, la formule ancienne mais réaffirmée en août par Hakan Fidan, le chef de la diplomatie, à savoir qu’« une UE sans la Turquie ne saurait être un véritable acteur global », peut certainement flatter le sentiment nationaliste. A l’inverse, une relation normalisée avec l’Union européenne peut donner à la Turquie un poids plus fort sur la scène mondiale.
Dans le monde en recomposition de 2023, le choix de l’autocratie et de la répression des opposants politiques ou civils en interne crée un véritable fossé avec l’Occident. De même, à l’international, le choix de la disruption politique et militaire, comme ce fut le cas en 2020 [menaces sur les réfugiés, tensions avec la Grèce, crise libyenne…], n’aurait plus aujourd’hui la même signification et ne serait plus toléré. Faire sans l’Europe, et se défaire de ses discours sur les valeurs, est sans doute tentant pour des dirigeants politiques qui viennent de se débarrasser de leurs opposants. Mais faire sans l’Europe, ignorer ses principes de fonctionnement, et décourager ses investisseurs a aussi un prix, celui de se positionner loin de la modernité et au plus près des leaders autocratiques.
Le chamboulement de l’échiquier politique et sécuritaire sur le continent européen et au-delà impose à tous les acteurs concernés une évaluation précise des réalités internationales. La Turquie n’y échappe pas.
Marc Pierini est chercheur invité auprès de Carnegie Europe et ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie (2006-2011).