Le président turc a accepté, lundi, que son pays ratifie l’adhésion de Stockholm dans l’Alliance atlantique, sans donner de date butoir. Récit d’une folle journée, où Ankara a dicté le tempo diplomatique.
Par Benoît Vitkine(Moscou, correspondant), Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant), Piotr Smolar(Washington, correspondant), Philippe Jacqué(Vilnius, envoyé spécial) et Philippe Ricard(Vilnius, envoyé spécial)
Publié dans le Monde du 11 juillet 2023
Il est 22 h 15, lundi 10 juillet à Vilnius. A quelques heures de l’ouverture, mardi, du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), dominé par la guerre en Ukraine, son secrétaire général, Jens Stoltenberg, se présente seul, derrière un pupitre, le visage concentré. « Je suis heureux d’annoncer que le président [Recep Tayyip] Erdogan a accepté de transmettre le protocole d’adhésion de la Suède à la Grande Assemblée nationale turque dès que possible. », déclare-t-il. Cette annonce marque la fin d’un an d’obstruction turque, et l’épilogue d’une nouvelle folle journée de négociations avec le dirigeant turc, véritable maître des horloges.
Sans fixer de date pour un vote au Parlement turc, ce dernier a donné son feu vert de principe à une entrée de la Suède dans l’OTAN, en tant que trente-deuxième membre, au grand soulagement de Stockholm et des alliés occidentaux. « C’est un bon jour pour la Suède », s’est félicité, peu après, le premier ministre, Ulf Kristersson. Mardi, au lendemain de l’accord donné par la Turquie, la Hongrie, qui n’a pas encore ratifié l’adhésion de la Suède, a donné un autre signal positif : « L’achèvement du processus de ratification n’est maintenant plus qu’une question technique », a affirmé le ministre des affaires étrangères, Peter Szijjarto, sur son compte Facebook, avant de décoller pour la Lituanie.
L’engagement d’Ankara constitue, en même temps qu’une démonstration de l’unité des membres de l’OTAN, une nouvelle déconvenue diplomatique pour le président russe, Vladimir Poutine. Il dessine aussi une ouverture du président Erdogan – coutumier de ces revirements spectaculaires et contradictoires depuis vingt ans – vers ses alliés occidentaux, confirmant plusieurs signaux récents, à la suite de sa réélection, fin mai.
Lundi, la journée avait commencé par une déclaration stupéfiante du dirigeant turc. Lors d’une courte conférence de presse à Istanbul avant de prendre son avion pour Vilnius, Recep Tayyip Erdogan lie soudainement la candidature suédoise à l’Alliance à l’adhésion turque à l’Union européenne (UE). « Je lance un appel aux pays qui laissent la Turquie à la porte de l’UE depuis plus de cinquante ans. Ouvrez d’abord la voie à la Turquie dans l’UE et alors nous ouvrirons la voie pour la Suède, comme nous l’avons fait pour la Finlande », lâche-t-il alors, en précisant qu’il en avait parlé la veille, au téléphone, avec son homologue américain, Joe Biden, et qu’il en parlerait de nouveau à Vilnius.
Le coup de bluff d’Erdogan
« Mon pays a une attente, et nous ne pouvons plus supporter cette attente, nous ne pouvons plus rester dans cette antichambre [de l’UE] », ajoutait le chef de l’Etat turc dans une formule qui révèle, à sa manière, un désir de relancer les négociations avec Bruxelles. Une ambition qu’on ne lui connaissait plus depuis des années.
Cette initiative a d’abord suscité l’incrédulité générale, n’ayant été précédée d’aucun signal en ce sens ces derniers mois. Les négociations d’adhésion d’Ankara à l’UE, commencées officiellement en 2005, sont au point mort depuis 2019. « Erdogan n’aime rien moins que surprendre ses interlocuteurs. C’est un négociateur habile et il n’a pas failli à sa réputation », analyse Asli Aydintasbas, spécialiste des relations extérieures de la Turquie à la Brookings Institution.
Très rapidement, à Vilnius, Jens Stoltenberg rappelle cependant que ce sujet ne figure nullement parmi les conditions dans l’accord trilatéral signé à Madrid, au sommet de l’OTAN de juin 2022, entre la Suède, la Finlande et la Turquie. Même fin de non-recevoir chez les dirigeants européens, à l’instar du chancelier allemand, Olaf Scholz, qui estime que les deux dossiers ne sont pas « liés ».
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« Les deux processus évoluent parallèlement », rappelle Dana Spinant, porte-parole de la Commission européenne, à la mi-journée. Contrairement à une candidature à l’OTAN, la procédure d’adhésion à l’UE est « plus structurée ». D’ailleurs, « la Commission suit de près et de manière régulière le travail sur l’acquis communautaire, souligne Ana Pisonero, une autre porte-parole de l’exécutif européen. Nous travaillons sur le prochain rapport, qui devrait être publié au mois d’octobre. Et, bien sûr, nous espérons que ces rapports serviront de tremplin aux réformes, y compris en Turquie. »
Le coup de bluff du dirigeant turc désarçonne et fonctionne. Arrivé à Vilnius, lundi après-midi, Charles Michel, le président du Conseil européen, s’entretient vers 19 h 30 avec l’homme fort d’Ankara, entre deux séances de négociations avec le premier ministre suédois, Ulf Kristersson. « Bonne rencontre, a-t-il immédiatement tweeté. Nous avons exploré les opportunités à venir pour ramener la coopération au premier plan et redynamiser nos relations. »
Grandes manœuvres diplomatiques
Une déclaration de principes, assez lapidaire, qui ouvre la porte à une possible reprise du dialogue entre Bruxelles et la Turquie, même s’il n’est pas question d’une relance du processus d’adhésion, dont les opinions publiques du Vieux Continent ne veulent pas. Plusieurs sujets pourraient ainsi être remis sur la table : la révision de l’accord d’union douanière entre l’UE et la Turquie, pour l’élargir aux services, la question de la migration et la libéralisation des visas.
Avec habileté, Recep Tayyip Erdogan a donné, ces derniers jours, le tempo des grandes manœuvres diplomatiques en cours. Il a combiné gestes symboliques et messages politiques, répondant ainsi aux nécessités du moment, pour un pays par ailleurs très fragilisé économiquement : soutien à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, libération de cinq commandants militaires ukrainiens, engagement en faveur de la pérennité de l’accord sur l’exportation des céréales par la mer Noire – remise en cause par Moscou – et, enfin, désir affiché de relancer les négociations avec l’UE.
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L’administration Biden, elle, ne tire aucune conclusion hâtive au sujet des ouvertures turques. Le caractère transactionnel des relations bilatérales est désormais intégré. Il a conduit Washington – au nom de la priorité donnée à l’Ukraine et à la rivalité systémique avec la Chine – à se montrer très tolérant vis-à-vis des opérations de chantage ou de diversion d’Ankara, bloquant l’adhésion de la Suède. Depuis des mois, la Maison Blanche misait sur un changement de configuration diplomatique après les élections en Turquie.
Dans l’avion transportant Joe Biden vers le Royaume-Uni, dimanche, le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a annoncé à la presse que le président américain venait de s’entretenir longuement avec son homologue turc. Les deux dirigeants devraient aussi se rencontrer en tête-à-tête à Vilnius. « Nous sommes confiants dans le fait que la Suède entrera [dans l’OTAN] dans un futur pas trop éloigné et qu’il y aura un soutien unanime en sa faveur », déclareJake Sullivan, désireux de relativiser la durée des tractations, mais sans entrer dans leur détail. L’analyste Asli Aydintasbas expliquait peu de temps auparavant que le président turc « veut sortir de son isolement » et « reconfigurer les relations avec les Etats-Unis à ses propres conditions. Cela implique l’idée de les forcer à abandonner ce qu’Erdogan considère comme un embargo tacite sur les armes. Mais il veut aussi obtenir une rencontre en tête-à-tête avec Biden ».
Un échange de bons procédés
L’administration Biden envisage de céder quarante avions de chasse F-16 à la Turquie et de moderniser 79 autres engins de sa flotte aérienne, pour un montant d’environ 20 milliards de dollars (18 milliards d’euros), tout en fournissant des F-35 à la Grèce. Mais il faut pour cela un feu vert du Congrès des Etats-Unis, très remonté contre Ankara depuis son acquisition, en 2017, de système de défense S-400 auprès de la Russie. Le sénateur républicain Jim Risch (Idaho) a répété son irritation, ces derniers jours, devant les manœuvres turques et le manque de loyauté d’Erdogan. « Ce n’est pas une façon correcte d’être membre de l’Alliance », a-t-il dit. Le chef de file des républicains au Sénat, Mitch McConnell, est sur la même ligne.
Mais l’administration Biden a focalisé ses efforts sur le démocrate Bob Menendez (New Jersey), président de la commission des affaires étrangères du Sénat et personnage-clé dans l’opposition parlementaire à la vente des F-16. En janvier, il avait vivement dénoncé les atteintes aux droits de l’homme et aux normes démocratiques de la part d’Erdogan. Si Bob Menendez devenait plus accommodant, à l’instar de Michael McCaul (Texas), son homologue républicain à la Chambre des représentants, qui a changé d’avis, la Maison Blanche pourrait satisfaire le président turc sur les F-16, sans présenter cela publiquement comme un échange de bons procédés. Les intentions sont claires. Dans un communiqué, lundi, Joe Biden s’est félicité de la décision turque, en se disant « prêt à travailler avec le président Erdogan et la Turquie pour renforcer la défense et la dissuasion dans la zone euroatlantique ».
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Côté russe, le feu vert de principe de la Turquie à la Suède n’a pas suscité de réaction immédiate. En revanche, c’est une mesure symbolique décidée, samedi, par le président Erdogan, lors de la visite à Istanbul de l’Ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a provoqué un émoi : le renvoi à Kiev de plusieurs commandants du régiment Azov, faits prisonniers par la Russie avant d’être échangés. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a été jusqu’à qualifier la décision d’Ankara de « violation directe des termes des accords existants ». L’épisode, pour Moscou, est doublement embrassant. Ces combattants sont censés symboliser à eux seuls la « dénazification » que le Kremlin prétend mener en Ukraine. Leur libération, ensuite, négociée contre le retour d’un ami personnel de Vladimir Poutine, Viktor Medvedtchouk, avait été critiquée en Russie.
Pour autant, si le même Peskov avait prévenu que Moscou « suivrait attentivement » la rencontre entre M. Zelensky et M. Erdogan, les autres mauvaises manières turques – le soutien à l’adhésion « méritée » de Kiev à l’OTAN, la construction d’une usine de drones Bayraktar en Ukraine – ont suscité, pour l’heure, des commentaires mesurés. Certes, le sénateur Viktor Bondarev, chef de la commission de la défense du Conseil de la Fédération, a suggéré de placer Ankara sur la liste des « Etats inamicaux », qui comprend l’essentiel des pays occidentaux. Mais la proposition a peu de chances d’être suivie. Même s’agissant des commandants d’Azov, le porte-parole du Kremlin a laissé entendre que la partie turque s’était fait « forcer la main » par ses alliés de l’OTAN, « ce que nous comprenons parfaitement ».
L’importance de la Turquie pour Moscou n’a cessé de croître
Recep Tayyip Erdogan n’est pas considéré comme un allié par le Kremlin, mais plutôt comme un partenaire difficile. Frontalement opposés dans le dossier syrien, Ankara et Moscou ont appris à fonctionner de manière pragmatique, en partie grâce à la bonne entente personnelle entre M. Poutine et M. Erdogan, les deux hommes acceptant tour à tour des compromis. S’agissant de l’Ukraine, cette entente n’a toutefois jamais fait basculer la Turquie dans le camp russe.
Depuis, l’importance de la Turquie pour Moscou n’a cessé de croître. Le sénateur Bondarev, qui propose de punir Ankara, reconnaissait aussi que le pays est une des dernières « fenêtres sur le monde » de la Russie – tant pour le transport, la logistique que pour les « importations parallèles » russes qui permettent de contourner les sanctions. Le constat est vrai aussi en matière de diplomatie, Recep Tayyip Erdogan restant l’un des rares intermédiaires à même de s’impliquer dans des dossiers importants pour Moscou, comme l’accord céréalier.
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De là à conclure que le rapport de force a évolué en défaveur de la Russie, il n’y a qu’un pas. « Vladimir Poutine a beau être le dirigeant d’une puissance nucléaire, il est désormais vu dans le monde comme le pilote d’un avion abattu, écrit sur le blog Publico.ru, Arkadi Doubnov, spécialiste des relations extérieures de la Russie. Il est affaibli et on peut le bousculer ou même faire sans lui. La Russie a plus besoin de la Turquie que l’inverse. » Un constat que semble désormais également partager, à sa façon, le très pragmatique président Erdogan.
Benoît Vitkine(Moscou, correspondant), Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant), Piotr Smolar(Washington, correspondant), Philippe Jacqué(Vilnius, envoyé spécial) et Philippe Ricard(Vilnius, envoyé spécial)