Locataires et propriétaires se retrouvent pris au piège de la crise économique. L’absence de régulation étatique efficace tend les relations et affecte la composition sociale des grandes villes. Par Angèle Pierre dans Le Monde du 26 juin 2023.
Comme chaque matin, sur la rive européenne d’Istanbul, l’immense palais de justice de Çaglayan, à Istanbul, fourmille dès son ouverture. Avocats, plaignants et accusés, menottes aux poignets, convergent vers l’une des innombrables salles d’audience. Au deuxième étage de ce labyrinthe, Fatih Kaya (un pseudonyme), 33 ans, parcourt la longue liste des procès de la matinée, affichée à la porte numéro 24 du tribunal de première instance. Vêtu d’un polo bleu, d’un jeans et de baskets, il est venu seul, un dossier à la main.
Pilote de ligne de la compagnie aérienne Turkish Airlines, il a emménagé dans un appartement dans le quartier de Maslak, à quelques kilomètres de là, il y a cinq ans. « A l’époque, je payais 5 600 livres turques [équivalent de 1 000 euros], aujourd’hui, mon propriétaire exige 30 000 livres [soit une augmentation de plus de cinq fois] ! », s’indigne-t-il. Sûr de son bon droit, il n’a pas ressenti le besoin de faire appel à un avocat. « Je demande simplement l’application de la loi », fait-il remarquer, avant d’être convoqué pour une audience qui ne durera que quelques minutes.
Parmi la vingtaine de personnes qui patientent dans les couloirs, l’avocat Sükrü Kaya, septuagénaire drapé dans sa robe noire, manifeste son agacement : « Tout cela, c’est le résultat d’une mauvaise politique du logement de la part du pouvoir. Cela donne lieu à un véritable chaos à Istanbul ! » Avec l’inflation, le montant des loyers augmente à une vitesse vertigineuse. Les conflits entre locataires et propriétaires se multiplient ces derniers mois au point que, fait rare, de nouvelles salles d’audience ont dû être ouvertes pour traiter les dossiers qui s’empilent. Malgré cela, les délais d’attente ne cessent de s’allonger.
Depuis deux ans, l’augmentation brutale des loyers dans tout le pays, en particulier dans les grandes villes, a pris une tournure inquiétante. D’après le site spécialisé dans l’immobilier Endeksa, les prix ont augmenté de près de 385 % au niveau national depuis juin 2021, de 413 % pour Istanbul, de 328 % pour la ville méditerranéenne d’Antalya ou encore de 455 % pour la ville anatolienne de Nevsehir, pourtant moins attractive. L’ajustement annuel du montant des loyers est contractuellement indexé sur l’indice des prix à la consommation pour les cinq premières années.
Violents règlements de comptes
Pris en étau entre les exigences des propriétaires et la pression foncière, les locataires se retrouvent souvent contraints d’accepter des conditions qui fragilisent leur situation financière. Cela dans un contexte où les augmentations des salaires peinent à suivre la courbe de l’inflation officielle (40 % annuels). D’autres locataires, eux, sont tout bonnement priés de quitter leur logement par des propriétaires soucieux de compenser, par leurs revenus fonciers, la perte de pouvoir d’achat générée par la flambée des prix. Si la loi protège généralement les locataires, le principe de nécessité personnelle autorise les propriétaires à rompre le contrat avant échéance. Il est utilisé à l’envi. Les locataires hésitent bien souvent à engager une action juridique, de peur que la situation ne s’envenime. Les cas de règlements de comptes violents entre propriétaires et locataires se sont multipliés ces derniers mois.
Bien que propriétaire elle-même, Ecem (qui n’a pas souhaité donner son nom), 31 ans, se retrouve aujourd’hui sans logement. Elle possède un appartement sur la rive asiatique d’Istanbul, mais habitait jusqu’à présent sur la rive européenne, à proximité de son lieu de travail. « Mon propriétaire faisait chaque année pression pour augmenter le loyer au-dessus du taux en vigueur », se désole-t-elle. Il n’a pas hésité à lui demander de passer de 1 500 à 8 000 livres turques, une augmentation qu’elle a refusée sur les conseils de son avocate.
Un cambriolage suspect, il y a quelques semaines, l’a convaincue de vider les lieux. « J’ai demandé à mes locataires de libérer mon appartement à Kartal [district du sud d’Istanbul] pour pouvoir m’y installer, mais ils ne m’ont pas crue et refusent de rendre les clés », raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle est en procès avec son propriétaire, ainsi qu’avec ses locataires, et doit loger chez une amie. Avec 16 000 livres de salaire mensuel, soit environ 650 euros, cette salariée du secteur associatif n’a aucune chance de retrouver un logement dans son ancien quartier.
Il y a deux ans, le mouvement étudiant Barinamiyoruz (« nous ne pouvons pas nous loger ») avait déjà tiré la sonnette d’alarme. Des centaines de jeunes s’étaient mobilisés pour alerter sur les conséquences sociales dramatiques de l’augmentation incontrôlée des loyers. Aujourd’hui, la situation n’a fait qu’empirer. « Les étudiants s’entassent dans de tout petits appartements insalubres où il n’y a ni fenêtres ni chauffage, et qui ne sont pas aux normes sismiques », se désole Ozan Bal, étudiant en master de sociologie à l’université francophone Galatasaray. Sans compter celles et ceux qui se voient contraints d’abandonner leurs études, faute de logement.
« Les plus pauvres repoussés en périphérie »
Les agents immobiliers sont souvent considérés avec méfiance par les locataires, qui voient dans la profession un des principaux rouages du problème. Hakan Akçam, le président de la chambre professionnelle des agents immobiliers d’Ankara, s’en défend. Son organisation travaille en collaboration avec les ministères, afin de trouver des solutions durables. Parmi les suggestions élaborées par celle-ci, Hakan Akçam souligne la nécessité de mettre en place un plafond qui empêcherait les gros investisseurs de multiplier les achats de logements.
Le marché de l’immobilier, prisonnier d’une logique de spéculation, prive de plus en plus de foyers de leur droit à habiter en ville. « Depuis 2010, c’est essentiellement le ministère de l’environnement et de l’urbanisme qui est compétent dans l’aménagement urbain (…). Mais le bien public n’est pas une priorité dans ce type de planification »,décrypte Pelin Pinar Giritlioglu, professeure à l’université d’Istanbul et présidente de la chambre professionnelle des urbanistes de la ville sur le Bosphore. « Les espaces publics ont quasi disparu. On voit que les catégories les plus pauvres de la société sont repoussées en périphérie et que les classes moyennes sont de plus en plus concernées », poursuit-elle, convaincue que cette dynamique conduira à une plus grande polarisation de la société.
Une nouvelle loi en préparation prévoit de condamner les propriétaires à des peines allant jusqu’à trois ans de prison pour imposition de loyers excessifs. Les contrats de location seront systématiquement numérisés et centralisés sur le système de services administratifs en ligne, pour plus de contrôle. La médiation devrait être obligatoire à partir du 1er septembre, afin de désengorger les tribunaux.
Depuis un an, l’augmentation des loyers est théoriquement plafonnée à 25 %. Une disposition qui, même si elle est peu respectée, devrait être prolongée au-delà du 1er juillet. Mais cette réglementation a des effets pervers sur le marché. Alors que la demande dépasse l’offre, certains propriétaires décident de repousser la date de mise en location de leur bien, misant sur un envol continu des prix, ce qui aboutit à laisser des centaines de milliers de logements vacants.
« C’est véritablement la paix sociale qui est en jeu », s’inquiète l’avocate Nükhet Tasdelen, qui s’est spécialisée, par la force des choses, en droit de la location. « Mais la modification de la loi ne changera pas fondamentalement la donne, car c’est moins une question juridique qu’une question économique. Nous sommes actuellement dans une impasse. »