Des millions de Syriens victimes de la guerre civile ont trouvé refuge dans les pays voisins depuis 2011. Alors que les conditions de leur retour sont loin d’être réunies, Turquie, Liban et Jordanie les poussent au départ. Par Nicolas Bourcier, Hélène Sallon, Laure Stephan, et Madjid Zerrouky dans Le Monde du 23 juin 2023.
La scène se déroule quatre jours avant le second tour de l’élection turque, remportée par le président sortant, Recep Tayyip Erdogan. En ce 24 mai, l’encore ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, est venu poser la première pierre d’un vaste complexe d’habitations dans la localité syrienne de Ghandoura. Située à moins de 10 kilomètres de la Turquie, entre Djarabulus et Azaz, elle appartient à cette longue bande frontalière au nord d’Alep que contrôle Ankara. En zone « occupée », selon Damas.
Autour du ministre, les militaires et les blindés turcs sont bien visibles. Sur une pancarte promettant un « projet de retour volontaire, sûr et digne » figurent l’emblème de l’agence gouvernementale turque de gestion des catastrophes et des situations d’urgence (AFAD) – celle-là même qui fut vivement critiquée après le séisme du 6 février –, ainsi que le logo du Fonds souverain du Qatar pour le développement.
Ankara, annonce M. Soylu, va « construire 240 000 logements dans la région », dans un délai de trois ans. Paraphrasant le panneau, il assure encore : « Les réfugiés syriens en Turquie vont s’installer dans ces maisons, dans le cadre d’un retour digne, volontaire et sûr. » Entre les deux tours de cette présidentielle cruciale, la formule a un air évident de promesse électorale. Les réfugiés syriens – près de 3,6 millions, selon les chiffres officiels, plus du double selon les courants nationalistes – ont été propulsés au cœur de la campagne après que le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, a exigé leur départ d’ici à deux ans.
La Turquien’est pas le seul pays de la région que le sort de ces étrangers agite. Le Liban et la Jordanie s’inquiètent, eux aussi, des conséquences de la présence massive, sur leurs territoires, de ces réfugiés dont ils n’avaient pas anticipé qu’elle puisse durer aussi longtemps. La reconfiguration à l’œuvre au Proche-Orient depuis la réintégration du président syrien, Bachar Al-Assad – formalisée lors du sommet de la Ligue arabe, le 19 mai, à Djedda, en Arabie saoudite –, leur laisse aujourd’hui entrevoir l’ouverture de négociations sur un retour des réfugiés syriens, perçu comme une nécessité dans un contexte de forte dégradation économique.
Boucs émissaires utiles des populations ou des politiciens qui les rendent responsables de tous les maux, les réfugiés syriens sont l’objet d’une pression sans précédent pour boucler leurs valises. Rien n’indique cependant que le maître de Damas ait inscrit ce dossier à l’ordre de ses priorités. Obnubilé par la normalisation de son régime, par la levée des sanctions occidentales et par la manne financière que pourrait représenter l’afflux de capitaux arabes pour la reconstruction de son pays, il compte utiliser la question des réfugiés dans le cadre d’un accord global. Et si possible avec l’Union européenne (UE), susceptible de détourner le regard pour éviter que se reproduise la crise migratoire de2015.
« Un danger pour le régime »
« Bachar Al-Assad ne fera que des gestes symboliques, estime un diplomate français. Ce ne sont pas des millions de réfugiés qui rentreront chez eux. Il considère nombre d’entre eux comme un danger pour son régime. » Malgré des déclarations selon lesquelles ils seraient les « bienvenus », Damas n’a rien entrepris pour organiser la réintégration des Syriens qui ont fui leur pays. Une loi sur la propriété, promulguée en 2018, lui permet d’ores et déjà d’exproprier les habitants des zones rebelles. L’année précédente, alors qu’il n’avait pas encore repris le contrôle de la Ghouta, en banlieue de Damas, M. Assad avait lancé, non sans cynisme, que s’il « est vrai que la Syrie a perdu sa jeunesse et son infrastructure, elle a en revanche gagné une société plus saine et plus homogène ».
Les Etats voisins parient aujourd’hui sur sa longévité au pouvoir, tout comme la Turquie, la Jordanie et une partie de la classe politique libanaise avaient parié sur sa chute en 2011. Cette année-là, face à la répression impitoyable des manifestations syriennes, le roi Abdallah II de Jordanie était le premier chef d’Etat arabe à appeler M. Assad à la démission. Sous perfusion économique des Etats-Unis, le royaume hachémite n’a, de toute façon, pas d’autre choix que de suivre la politique américaine. Il accepta aussi d’héberger le Military Operations Center (MOC), la cellule de soutien arabo-occidentale aux factions rebelles syriennes.
En Turquie,le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, qui avait observé avec bienveillance l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Tunisie et en Egypte, imaginaitun scénario identique en Syrie. Au Liban, les partisans d’une ligne antisyrienne – à l’instar de l’ex-premier ministre Saad Hariri ou du leader druze Walid Joumblatt – pronostiquaient la chute du dictateur, espérant dans la foulée un affaiblissement du parti chiite Hezbollah.
Cette analyse erronée est à l’origine de l’ouverture des frontières de ces pays aux millions de Syriens fuyant les atrocités de la guerre civile. Le président turc, endossant les habitsde protecteur et de soutien principalde l’opposition syrienneà Bachar Al-Assad, permet alors aux groupes rebelles armés d’utiliser son pays comme d’une base arrière. Les réfugiés, officiellement qualifiés d’« invités », sont libres de circuler et de s’établir où bon leur semble. Eux-mêmes pensent n’être que de passage. En janvier 2014, M. Erdogan promet d’aller bientôt prier à la grande mosquée des Omeyyades, à Damas.
En Jordanie, plus de 600 000 réfugiés syriens vont être enregistrés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) – ils seraient au moins deux fois plus nombreux aujourd’hui, selon Amman. Plutôt bien intégrés, ils se sont surtout installés dans les villes du nord et dans la capitale. Les liens familiaux entre Syriens et Jordaniens de part et d’autre de la frontière expliquent en partie cette tolérance. Pour contenir tout éventuel débordement, les autorités jordaniennes contrôlent de très près cette population. Les combattants présumés extrémistes et les activistes politiques trop bruyants sont cantonnés, ou menacés de l’être, dans le camp d’Al-Azraq, à l’est de la capitale.
Au Liban, l’arrivée des réfugiés fait aussitôt débat, aiguisant un racisme latent nourri par le mépris d’une population jugée pauvre et sans éducation – la majorité des Syriens au Liban viennent de milieux ruraux – ou par la haine consolidée par près de trente ans d’occupation par les troupes de Damas (1976-2005). La présence de près de 2 millions de Syriens pour une population de 4 millions de Libanais, selon des estimations de Beyrouth, s’est vite transformée en un défi quasi insurmontable.Il était évident, par exemple, que les écoles publiques, déjà défaillantes, seraient incapables de scolariser décemment les enfants syriens, même avec une aide financière – qui a été reçue par Beyrouth. En raison de l’incurie, des divisions politiques et de la faiblesse de l’exécutif, les autorités libanaises se révèlent incapables d’élaborer une stratégie.
Montée en puissance des djihadistes
Entre 2013 et 2014, si Bachar Al-Assad paraît militairement affaibli, les espoirs d’un « printemps » syrien ont vécu. La montée en puissance des djihadistes change la donne. Des milliers de volontaires venus d’Irak, du Maghreb et des pays européens s’infiltrent, le plus souvent via la Turquie, sous l’œil passif d’Ankara. La région redoute l’avènement d’un mal plus nocif encore que le régime syrien.
Le Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida) puis l’organisation Etat islamique (EI) s’emparent de territoires, sèment la terreur et déclenchent une nouvelle vague de réfugiés. La Turquie est rattrapée par la violence : Suruç, Ankara, Istanbul et Gaziantep sont la cible d’attentats, en 2015 et 2016, qui font 300 morts. En janvier 2015, un F-16 jordanien est abattu au-dessus de Rakka. Le supplice de son pilote, brûlé vif dans une cage, mis en scène par l’EI, choque le royaume hachémite, qui n’est pas parvenu à le sauver, malgré ses puissants réseaux d’influence en Syrie. Le pays, qui avait vu prospérer des figures du djihad mondial, telles qu’Abou Moussab Al-Zarkaoui et Abou Mohammed Al-Maqdissi, sent la situation lui échapper.
Au Liban, des régions frontalières servent de plate-forme aux rebelles de Homs jusqu’en 2013, tandis que de jeunes chiites affiliés au Hezbollah partent combattre en soutien de Bachar Al-Assad. Le 2 août 2014, une soudaine escalade fait craindre un basculement dans la guerre. Au cours de la bataille d’Ersal, dans la plaine de la Bekaa, dix-huit soldats et policiers libanais sont tués lors d’affrontements avec des djihadistes et une quarantaine de militaires sont pris en otages. Les dépouilles de certains d’entre eux ne réapparaîtront qu’en 2017, lorsque la région est reprise par le Hezbollah. Six mois plus tard, le Liban ferme ses frontières et demande au HCR de cesser d’enregistrer les réfugiés syriens.
En septembre 2015, l’entrée en guerre de la Russie aux côtés de Bachar Al-Assad aggrave la crise humanitaire. Alors que s’éloigne encore la perspective du retour, les « invités » syriens deviennent un poids que même Ankara ne veut plus assumer seul. Partout, les mesures de coercition et de contrôle s’intensifient. En Turquie, une loi de 2014 avait officialisé le statut de « protection temporaire » accordé aux ressortissants syriens sur le territoire. Mais, à partir de 2016, ces derniers ont de plus en plus de difficultés à obtenir ce statut. Sans cette « protection », il leur est impossible d’accéder aux services de base (santé, éducation) et ils s’exposent à un renvoi forcé.
C’est ce que risque Ahmad (qui veut rester anonyme, de peur d’être expulsé), qui enchaîne les cigarettes dans son petit appartement de Reyhanli, une ville frontalière qui a vu sa population doubler depuis 2011 avec l’afflux de réfugiés. Son immeuble a beau avoir été construit par Cham Insaat, une entreprise syrienne, il n’offre qu’un havre dérisoire. Cet opposant au régime, qui n’a cessé de dénoncer la militarisation de la révolution, se sait recherché par toutes les factions armées de Syrie. A la suite d’une dispute avec son logeur, qui avait voulu doubler son loyer, le quadragénaire a perdu son statut de protection temporaire. Dans cette ville dirigée par un parti d’extrême droite (Parti d’action nationaliste, MHP), il peut à tout moment être expulsé en Syrie : « Une condamnation à mort », résume-t-il.
Dans la foulée du revers essuyé par l’AKP aux élections municipales de mars et juin 2019, des membres de la coalition gouvernementale vont imputer cet échec à la politique d’accueil des réfugiés. Sur fond de crise économique et monétaire, la quasi-totalité des partis durcissent le ton contre les migrants. En mai 2022, un an avant la présidentielle et alors qu’il est en baisse dans les sondages, M. Erdogan annonce un plan de retour « volontaire » pour au moins 1 million de Syriens. Quelques mois plus tard, il opère un virage diplomatique à 180 degrés, en évoquant la reprise d’un dialogue avec le régime de Damas. Au même moment, l’ONG Human Rights Watch publiait une enquête sur de nombreuses expulsions par la force : « Bien que la Turquie ait fourni une protection temporaire à 3,6 millions de réfugiés syriens, il semble maintenant que ce pays tente de faire du nord de la Syrie un dépotoir de réfugiés. »
Ces mesures s’inscrivent dans « le grand plan turc »,qui prévoit le retour d’une partie de ces réfugiés et dont les contours ne sont connus que du seul Erdogan, reflétant le rôle croissant d’Ankara dans l’élaboration de l’avenir du nord de la Syrie.
L’empreinte turque
Depuis qu’elle a lancé, en août 2016, sa première offensive en territoire syrien, la Turquie ne cesse d’affirmer son influence dans les trois enclaves qu’elle contrôle au nord d’Alep. Les écoliers syriens y apprennent le turc. La livre turque y est devenue la monnaie dominante. Le service postal public turc est utilisé pour transférer les salaires des travailleurs syriens. Les bureaux des gouverneurs des provinces frontalières turques supervisent les embauches dans les régions syriennes voisines… Depuis l’effondrement de l’Empire ottoman, en 1918, il s’agit de la plus grande empreinte turque dans un Etat arabe.
L’objectif du plan d’Erdogan est double :affaiblir les milices kurdes dans la région, notamment les combattants des Unités de protection du peuple (YPG), considérées par Ankara comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a mené une insurrection de plusieurs décennies contre l’Etat turc ; et établir des zones « sûres » pour les réfugiés syriens.
Le séisme du 6 février a accru la pression. Mohammad, épicier, a perdu l’appartement qu’il occupait à Adana avec sa femme et ses trois enfants en mai. Son propriétaire l’a congédié pour loger des membres de sa propre famille, déplacés de la région d’Antakya. Exilés syriens et déplacés turcs se retrouvent en concurrence pour trouver un toit, attisant la colère contre les réfugiés jugés responsables de la flambée des prix. Dans la province du Hatay, les incidents se multiplient entre des populations qui partagent pourtant le même dialecte : le tiers des habitants de l’ancien sandjak d’Alexandrette, arraché à l’ancienne province ottomane de Syrie et intégré à la Turquie en 1938, appartient à la minorité turque arabophone.
Dans les hauteurs d’Antakya ravagées par le tremblement de terre, Manal Al-Khatib, son époux, Mahmoud Ismael, et leurs quatre enfants, originaires d’Idlib, vivent dans un deux-pièces le jour. Mais de peur d’être surpris dans leur sommeil par une autre réplique, ils passent leurs nuits dans un campement de fortune. Ils attendent une relocalisation aux Pays-Bas depuis 2018. « Toutes ces années passées d’un camp de réfugiés à un autre : la frontière, Kilis, Antakya… c’est épuisant », confie Manal. Le seul lien, ténu, qui les relie à la société turque (l’école des enfants) est en train de se briser. L’aîné, 16 ans, inscrit en cours à distance depuis le séisme, travaille désormais sur des chantiers dix heures par jour.
La perspective d’une relocalisation à titre humanitaire dans un pays tiers, réservée aux plus vulnérables, s’éloigne aussi. Depuis 2016, estiment les défenseurs des droits des réfugiés en Turquie, seuls 100 000 réfugiés ont été relocalisés. Les autres sont assignés à résidence. Sous la pression de l’UE, soucieuse de bloquer les arrivées sur son territoire, les détenteurs d’une protection temporaire doivent habiter dans la ville où elle leur a été délivrée. La majorité des réfugiés vivant dans la bande frontalière syrienne sont ainsi maintenus à distance des rivages européens.
« Le monde se rétrécit pour les Syriens »
A 24 ans, Amar, recycleur de plastique et ferrailleur à Adana, a fait ses comptes : non enregistré et non éligible à l’aide médicale, la moindre consultation dans le secteur privé lui coûte 1 000 livres (50 euros). Pour les médicaments, il doit s’adresser à des pharmacies tenues par des Syriens, qui ne réclament pas de papiers mais où il faut payer en cash. « Le monde se rétrécit pour les Syriens », soupire-t-il.
Au Liban, l’étau se resserre. A la veille de la fête de l’Aïd, le 20 avril, et sans aucune annonce préalable du gouvernement, l’armée a lancé une campagne d’arrestations contre les réfugiés syriens en situation irrégulière. Selon une source humanitaire, au moins 2 100 d’entre eux ont été arrêtés, et plus de 1 400 expulsés en Syrie – en infraction avec les conventions internationales. Beaucoup ont perdu leur maison dans les combats. D’autres fuient la conscription obligatoire. Selon des défenseurs des droits, des réfugiés ont été lâchés par l’armée libanaise dans le no man’s land séparant les deux pays. Voire remis aux forces de sécurité syriennes. « Même ceux qui ne sont pas recherchés par Damas peuvent être arrêtés par des milices ou l’une des branches de la sécurité syrienne, qui rackettent ensuite leurs familles en échange de leur libération », explique une chercheuse syrienne. Parmi les expulsés, certains ont réussi à revenir au Liban « en payant des pots-de-vin ou en empruntant les routes de contrebande ».
« Cette campagne d’arrestations a une dimension politique régionale, relève Wadih Al-Asmar, directeur du Centre libanais pour les droits humains (CLDH). Damas normalise ses relations avec les pays arabes, qui réclament le retour des réfugiés. Il fait monter les enchères pour obtenir un prix élevé en échange de retours. Et le Liban augmente la pression sur les réfugiés syriens pour que les autres pays arabes prennent la question au sérieux. »
Selon une cadre d’une ONG humanitaire, les trois pays hôtes exercent une surenchère pour recevoir davantage de fonds. « Vous payez, nous accueillons ! », résume-t-elle. Environ 65 000 retours spontanés depuis la Jordanie ont été recensés par le HCR entre 2016 et aujourd’hui, avec un pic en 2019. « Ce ne sont pas les résultats qu’escomptait Amman, qui s’inquiète de la fatigue des donateurs occidentaux depuis trois ou quatre ans, estime le journaliste Ossama Al-Charif. Les autorités jordaniennes espèrent que le processus de rapprochement avec la Syrie va s’accélérer et déboucher sur des solutions concrètes pour enclencher des retours. Mais le régime syrien doit apporter la garantie que les gens ne seront pas persécutés une fois rentrés chez eux. »
Selon des enquêtes menées par des activistes sur le terrain, Damas a cartographié les zones rebelles, bombardées, assiégées puis « réconciliées ». Les réfugiés originaires de ces zones sont considérés comme une menace sécuritaire. Tout comme ceux dont des proches apparaissent sur les listes de personnes recherchées. A leur retour, ils sont placés dans des centres de détention, parfois pendant des mois, au risque d’être violés, torturés, voire exécutés. Certains ont été déférés devant la Cour antiterroriste et spoliés de leurs propriétés et de leurs biens.
Ces garanties de sécurité feraient partie de discussions lancées, au début des années 2020, entre le HCR et Damas. Auraient aussi été abordées les questions économiques, de propriété foncière, d’accès aux services… Le régime syrien réclame davantage d’aide pour les programmes dits « de première réhabilitation » (early recovery). Très ciblés, ces petits projets sont une alternative à la reconstruction, à laquelle les bailleurs occidentaux posent des conditions drastiques.
Main-d’œuvre bon marché
La Jordanie, qui milite en coulisses à Washington pour que soient levées les sanctions américaines contre la Syrie, aimerait obtenir la fermeture du camp de Rukban, situé à la frontière syro-jordanienne, perçu par Amman comme une menace sécuritaire. Et la fin du trafic de captagon, ces stupéfiants qui inondent la région et dont la production est devenue industrielle dans les zones tenues par le régime de Damas. « Ce sont les deux priorités. Les retours volontaires de réfugiés viennent après », considère le journaliste Ossama Al-Charif.
Quant aux intéressés, ils ne sont guère que 1,1 % à envisager rentrer en Syrie dans les douze prochains mois, selon une enquête du HCR parue le 23 mai. « Pourquoi les Turcs nous ont-ils ouvert la porte pour nous maintenir en prison ? », s’interroge Ali. Cet ancien secouriste de la Défense civile syrienne (les casques blancs) est devenu réparateur d’ascenseurs à Mersin, une station balnéaire de la province du Hatay, sans être déclaré, sans couverture maladie ni assurance. « La main-d’œuvre bon marché que constituent les réfugiés est un sujet peu évoqué et pourtant important, souligneFehim Tastekin, spécialiste turc de la question syrienne. Pour les secteurs de l’agriculture et de la construction turcs qui les emploient, la perspective d’un retour n’est pas de bon augure. Or, Erdogan a besoin du soutien et des votes de ces secteurs. »
L’impact positif de la présence syrienne est un autre non-dit, pourtant visible, qui échappe aux statistiques. Des milliers d’entreprises ont été créées par des Syriens dans le commerce, les transports, l’agroalimentaire. L’économie de Ganziatep a été boostée par l’afflux de capitaux et par la réimplantation d’usines démantelées à Alep, sa ville jumelle de l’autre côté de la frontière et capitale économique de la Syrie d’avant-guerre. Gaziantep compterait aujourd’hui près de 400 000 Syriens pour 2 millions d’habitants, et 10 000 entreprises et commerces ont été créés par les réfugiés.
« Il n’y avait pas grand-chose ici, avant qu’on arrive »,témoigne Abdallah Maliki, en désignant le « quartier des Syriens » d’Adana, un quadrilatère bruyant et animé. A 35 ans, cet Alépin est propriétaire de deux bijouteries et d’une usine de produits pharmaceutiques. « Je pourrais très bien m’installer en Egypte ou aux Emirats », avertit celui qui a « créé des emplois » et paie « tous [ses] impôts ». « Ce qui m’attriste, c’est le sort des autres [Syriens], dont beaucoup triment dur dans ce pays. »
« Si nous sommes forcés au retour, des centaines de milliers d’entre nous pourraient tenter un passage en Europe. Et beaucoup sont prêts à mourir aux frontières, estime Jalal, un ingénieur dans les télécommunications qui réside à Gaziantep. Il n’y a rien dans le Nord syrien, hormis des groupes armés et des bombardements quotidiens. » Et de mettre en garde : « Repousser les gens vers la Syrie alimentera les guerres de demain. Qu’iront faire les jeunes dans ces régions où il n’y a ni travail, ni économie, ni institutions ? Ils iront grossir les rangs des milices. »