L’Europe a donné des centaines de millions d’euros aux pays de transit pour réduire les traversées illégales entre les deux rives, une stratégie qui se heurte aux risques d’instabilité et de chantage. Par Elisabeth Pierson dans Le Figaro du 19 juin 2023.
Les représentants européens se succèdent à Tunis sur le sujet de l’immigration. Lundi, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et son homologue allemande Nancy Faeser doivent être reçus par le président tunisien Kais Saïed pour parler frontières et migrants. Le 11 juin, un trio européen composé d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, de Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien et de Mark Rutte, premier ministre hollandais, proposait à Tunis, au sein d’un vaste plan d’aide globale, une enveloppe de 100 millions d’euros pour mieux contrôler les départs en Méditerranée.
Donner des fonds à un Etat tiers pour améliorer le contrôle de ses frontières, les Européens le pratiquent déjà avec la Libye depuis les années 2000, et la Turquie depuis 2015. À la suite du naufrage mercredi au large de la Grèce d’une embarcation partie de Libye, qui s’avère l’un des plus meurtriers du 21e siècle, la classe politique hellénique a exprimé sa désapprobation envers ce qu’elle appelle des «manœuvres italiennes» pour financer les pays tiers. Athènes déplore que Rome «force l’Union européenne à proposer un accord à la Libye» de «6 milliards d’euros», sur le modèle de celui conclu en mars 2016 avec la Turquie», en vue de limiter l’arrivée de migrants.
Pourquoi cette critique ? La stratégie, activement prônée par Giorgia Meloni et le groupe PPE au sein de l’UE, semble pourtant porter ses fruits. L’UE se félicitait en 2019 des «résultats concrets» des accords avec les «pays tiers», qui, selon elle, ont permis entre 2015 et 2018 une diminution de 90% des arrivées illégales sur le sol européen via la Méditerranée. Le Figaro revient sur vingt ans d’une politique de coopération chaotique avec les pays de transit, qui, malgré ces succès indéniables, se heurte aux instabilités politiques et aux risques de chantage.
Kadhafi, ou le chantage aux migrants explicite et assumé
C’est de manière bilatérale que l’Italie propose pour la première fois, dans les années 2000, des fonds à la Libye, devenue le principal carrefour migratoire. «Les gouvernements successifs en Italie se montrent très actifs pour promettre des aides à Tripoli, notamment dans la formation de ses garde-côtes», explique Patrick Stefanini, ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration sous Nicolas Sarkozy. Un premier accord bilatéral est signé en 2008 par Silvio Berlusconi : 5 milliards de dollars de dédommagement de la colonisation italienne à Tripoli sous forme d’investissements, contre un meilleur contrôle des flux migratoires vers l’Italie. L’effet est direct : fin 2009, le nombre de migrants débarqués en Sicile ou à Lampedusa chute de près de 90%.
Kadhafi comprend l’opportunité. En décembre 2010, le colonel libyen réclame 5 milliards supplémentaires à l’Italie et aux Européens. Demande rejetée par l’UE, qui la juge exagérée. Mais le dirigeant accentue la pression. Il alerte : «Demain, peut-être que l’Europe ne sera plus européenne et même noire car ils sont des millions à vouloir venir. Nous ne savons pas si l’Europe restera un continent avancé et uni ou s’il sera détruit comme cela s’est produit avec les invasions barbares». L’Europe finit par fournir une somme de 50 millions d’euros, échelonnée sur deux ans, pour financer des centres de rétention. Les résultats suivent, mais dans un contexte de chantage aux migrants explicite et assumé, sur fond de liens pour le moins troubles entre le régime et les passeurs afin de maintenir la pression sur les Européens.
Les Européens divisés
Après la chute de Kadhafi en 2011, le pays sombre dans le chaos. Les nombreux travailleurs africains attirés par ce riche pays pétrolier deviennent la proie des milices locales. Les flux explosent : plus de 140.000 migrants quittent les côtes libyennes en 2014 en direction de l’Italie, trois fois plus que l’année précédente. Face au chaos, et malgré les nombreux rapports sur des conditions déplorables pour les migrants, les Européens décident malgré tout, après quelques années de flottement, de coopérer avec l’Etat failli et en guerre civile. L’Italie renoue d’abord en 2016 les liens avec le gouvernement d’union nationale (GNA) de Faïez Sarraj, installé à Tripoli sous l’égide de l’ONU. Puis, modifiant le mandat de son opération militaire «Sophia» en Méditerranée, l’UE finance et entretient la montée en puissance des garde-côtes libyens pour renforcer la lutte contre le trafic de migrants.
Ce rapprochement marque un tournant majeur dans le paysage migratoire en Méditerranée. Il existe désormais une zone de sauvetage à responsabilité libyenne, ce qui décharge les garde-côtes Italiens, jusque-là jugés responsables par la CEDH à Strasbourg du mauvais sort réservé aux migrants raccompagnés. Et les fonds européens d’affluer : depuis 2017, 57 millions d’euros ont été envoyés pour la formation des garde-côtes et la fourniture de navires. Selon l’OIM, l’organisme de l’ONU pour les migrations, quelque 202 migrants sont arrivés en janvier 2019 sur les cotes italiennes, alors qu’ils étaient 5273 en janvier 2016.
Arrivées de migrants en Italie par mois entre 2016 et 2019. OIM
«Le deal» avec la Turquie
Ce chantage aux migrants de Kadhafi, Ankara en a repris le principe. Depuis le grand tournant migratoire de 2015, la Turquie accueille la plus grande communauté de réfugiés au monde : 4 millions depuis 2015, dont 3,6 millions de Syriens. Par une pression croissante, la Turquie a obtenu les fonds les plus importants pour un «pays de transit» : 9,5 milliards d’euros de la la Commission européenne, dont plus de 4,9 milliards ont déjà été décaissés.
Le «deal» UE – Turquie, fortement encouragé par la chancelière allemande Angela Merkel, n’est ni un accord ni une convention, mais une simple «déclaration commune» en 2015, suivie d’un «plan d’action». Pourquoi ? Ankara refuse d’être assimilé à un «pays tiers sûr». «La Turquie est un cas particulier.C’est un pays développé qui, avant la guerre en Syrie, avait commencé à mettre en place une procédure d’asile assez élaborée, à l’européenne, explique Matthieu Tardis, co-directeur du centre de recherches Synergies Migrations. Ses relations avec la Grèce sont aussi très compliquées de par l’histoire. Athènes n’a jamais voulu passer d’accord bilatéral avec les Turcs».
Les 3 milliards d’euros (500 millions de la Commission, le reste des États membres), qui seront suivis de 3 autres en 2016 puis encore 3 en 2021, doivent aider Ankara à améliorer les conditions d’accueil des réfugiés irakiens et syriens, renforcer ses patrouilles en mer Egée, mieux lutter contre les passeurs, et réadmettre sur son territoire des migrants économiques clandestins en Europe. En contrepartie, l’UE accepte l’accélération du processus de libéralisation du régime des visas Schengen pour les courts séjours des citoyens turcs. Et s’engage à relancer les négociations d’adhésion entre la Turquie et l’UE.
De fait, les résultats viennent «du jour au lendemain», explique Matthieu Tardis. En 2019, la mise en œuvre du plan d’action UE-Turquie avait permis de diminuer de 97% les arrivées en Grèce. «La baisse du nombre d’arrivées était l’unique indicateur de succès. De ce point de vue, c’est réussi». Mais l’UE reconnaîtra elle-même dès 2020 que le président Erdogan se livre à un véritable «chantage migratoire».
La Maghreb et son instabilité économique et politique
«Le chantage migratoire est une réalité : tous les pays concernés nous en font !», réagit Matthieu Tardis. «L’accord fonctionne certes, mais jusqu’à ce qu’Erdogan décide l’inverse. Il a les clés en mains». En exportant la gestion de l’immigration, qui relève du régalien, les États membres de l’UE ont de facto «transféré une partie de leur souveraineté», offrant à des États «pas fiables» un levier de pression.
Voilà pourquoi la Grèce est critique : «Athènes a opté pour une stratégie différente, en installant un hotspot à Lesbos, île la plus proche de la Turquie. Un centre flambant neuf, avec toutes les commodités, qui constitue une plateforme d’accueil et de traitement des demandes, explique Patrick Stefanini. Depuis, cette route migratoire s’est beaucoup tarie, puisqu’il n’y a plus la quasi-certitude d’être transféré sur le continent. La Grèce considère d’une part cette solution moins aléatoire – car Erdogan agite la menace du chantage migratoire, ou le pratique, comme à Chypre, et d’autre part, considère sûrement que les fonds donnés à la Turquie sont autant d’argent de moins pour elle».
Après la Turquie, le Maghreb est la nouvelle plaque tournante des départs vers l’Europe : quand le nombre de migrants continue de baisser au premier trimestre 2023 en Méditerranée occidentale et dans l’ouest des Balkans, il a «plus que doublé» en Méditerranée centrale pendant les 5 premiers mois de 2023. En Tunisie notamment, les départs en 2022 ont bondi de 226 % par rapport à l’année passée, selon les chiffres du HCIR.
La promesse de 100 millions d’euros, dont la signature est prévue d’ici un mois, arrive toutefois dans un contexte d’instabilité intérieure pour le pays. Deux jours après cette promesse, l’imprévisible Kais Saïed, qui avait tenu en février des propos aux allures complotistes sur les migrants subsahariens, rappelait au président du Conseil européen Charles Michel que «La Tunisie refuse d’être un pays de transit ou un lieu d’établissement».
Financièrement, la Tunisie fait aussi face à une dette d’environ 80% de son PIB et ne peut plus emprunter à l’étranger. «Que pourront 100 millions face à cela ?», interroge le politologue tunisien Hamadi Redissi, contacté par Le Figaro. «Sachant que le déficit budgétaire de la Tunisie est justement de 3 milliards de dollars environ, et quand on compare aux 9 milliards donnés à la Turquie, cette somme est absolument dérisoire pour contrôler nos 163 km2 de frontière maritime».