Qu’est-ce qui pousse des descendants d’immigrés à devenir parfois plus nationalistes à l’étranger que leurs compatriotes restés au pays? Les réflexions de l’essayiste Ian Buruma, inspirées par le vote des Turcs d’Allemagne et des Pays-Bas. Par Ian Bruma dans Le Temps du 15 juin 2023.
Le président turc Erdogan n’a probablement pas eu besoin des voix des citoyens d’origine turque d’Allemagne et des Pays-Bas pour remporter la récente élection présidentielle. Néanmoins, la majorité des Turcs de l’étranger ont voté pour lui (à près de 70% en Allemagne et aux Pays-Bas). Il est vrai qu’il faut prendre ces chiffres avec prudence, car tous les Allemands et les Néerlandais d’origine turque ne participent pas aux élections qui ont lieu en Turquie. Néanmoins, le nationalisme turc semble remporter beaucoup de succès auprès des binationaux. Ces nationalistes de l’étranger ont tendance à faire connaître bruyamment leurs convictions, ils parcourent les villes allemandes au volant de leur voiture en klaxonnant et en criant des slogans politiques.
Ces manifestations ont un air de défi, elles sont affirmation d’identité, un signe à l’égard de la majorité de la population que les minorités ethniques ont elles aussi une voix. Mais elles illustrent une tendance bien plus large: certaines communautés immigrées sont parfois plus extrémistes en ce qui concerne la politique de leur pays d’origine que les citoyens qui y résident.
Ainsi les sikhs partisans de l’indépendance de l’Etat indien du Pendjab sont parfois beaucoup plus bruyants au Canada ou au Royaume-Uni qu’en Inde même. De la même manière, l’Armée républicaine irlandaise (IRA) a été financée généreusement par les Américains d’origine irlandaise, les nationalistes hindous prospèrent dans certains lieux de Grande-Bretagne et les islamistes radicaux ont trouvé un terrain de recrutement fertile dans les villes d’Europe occidentale. Cela reflète en partie la plus grande liberté politique dans les pays occidentaux; néanmoins, d’autres facteurs expliquent l’attirance de certains immigrés de la deuxième génération pour le nationalisme de droite.
Une explication courante pointe un certain manque d’intégration des minorités non occidentales ou non chrétiennes nées en Europe. Cette situation est souvent imputée à la bigoterie et aux préjugés des populations majoritaires. On peut aussi blâmer les extrémistes religieux qui diffusent des messages radicaux, voire violents, dans les mosquées ou d’autres lieux de culte.
Ces arguments peuvent avoir une part de vérité. Il n’est ni nouveau ni surprenant que certains descendants d’immigrés de la deuxième ou troisième génération, originaires de pays aux traditions culturelles et religieuses très différentes, trouvent l’ajustement, l’adaptation ou l’assimilation difficile et parfois humiliante. Ce problème est aggravé par le sentiment d’aliénation encore plus grand que nombre d’immigrés ressentent à l’égard de leur pays d’origine.
Dans mon livre Murder in Amsterdam [«Meurtre à Amsterdam. L’Europe libérale, l’islam et les limites de la tolérance», non traduit] publié en 2007 (Penguin), je retrace le parcours de Mohammed Bouyeri, un fils d’immigrés marocains né aux Pays-Bas. Initialement, Bouyeri, qui aimait le football, la bière et le rock, semblait être parfaitement intégré. Mais une série de revers personnels l’ont conduit sur une voie radicale, le transformant en un révolutionnaire islamiste qui a assassiné en 2004 Theo van Gogh, un Hollandais connu pour sa critique de l’islam. Bouyeri se sentait comme rejeté et méprisé dans son pays natal; et, de même, à l’issue d’un voyage dans le village marocain de ses parents, il a réalisé qu’il ne serait jamais totalement accepté.
Transmise via un réseau de sites web en anglais, une forme particulièrement extrême d’islamisme a donné à Bouyeri un sentiment de fierté et d’appartenance. Alors qu’il se sentait étranger à la fois aux Pays-Bas et au Maroc, il a trouvé un sentiment d’appartenance au sein d’un groupe de marginaux en colère et vengeurs qui allaient montrer au monde qu’il fallait compter avec eux – si nécessaire par la violence.
Cette aliénation peut causer beaucoup de dégâts, affectant à la fois les communautés d’immigrés au sein d’un pays et les dynamiques politiques à l’étranger. Les extrémistes représentent toujours une minorité, mais leurs actions jettent l’opprobre sur leur communauté. Chaque violence commise par les islamistes exerce une pression indue sur les musulmans pacifiques – y compris ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une mosquée – les obligeant à prouver qu’ils n’ont pas d’accointance avec les terroristes.
Les extrémistes des minorités religieuses ou ethniques sont naturellement plus actifs que la plupart des gens qui veulent simplement mener leur vie en paix. Et ils se comportent parfois comme s’ils étaient les représentants de leurs différentes communautés. Ainsi, en 2004, Gurpreet Kaur Bhatti, une autrice dramatique britannique d’origine sikh a été menacée de mort et contrainte de se cacher pour avoir écrit une pièce sur la violence dans un temple sikh. Après l’annulation d’une représentation de sa pièce, un porte-parole des opposants a déclaré qu’il s’agissait d’une victoire de la communauté sikh. C’est vers ce genre de porte-parole, pourtant non représentatif, que les dirigeants politiques nationaux et locaux se tournent souvent, alors que les militants et les protestataires sont peut-être très minoritaires au sein de leur communauté.
Dans leur grande majorité, les sikhs, les hindous, les Turcs et les membres des autres minorités ne sont ni extrémistes, ni ethno-nationalistes. Mais les immigrés et leurs descendants, essentiellement des jeunes qui ne se sentent chez eux ni dans leur pays natal ni ailleurs, attisent les préjugés et l’agressivité dans la population générale tout en renforçant les mouvements extrémistes dans le pays que leurs parents ou leurs grands-parents ont laissé derrière eux.
Erdogan est un stratège politique rusé et cynique qui n’a pas besoin d’un diplôme de sociologie pour identifier les problèmes auxquels sont confrontés les immigrés turcs en Europe. Il sait que son fantasme de la grandeur ottomane et ses appels à la pureté religieuse et ethnique résonnent chez les immigrés à l’identité fragile. C’est pourquoi il a appelé les citoyens turcs de l’étranger à résister à l’assimilation. Cela n’a sans doute pas amélioré leur vie, mais cela a favorisé l’élection d’Erdogan. C’était bien l’objectif.