L’alliance conclue par le président turc Recep Tayyip Erdogan avec Hüda-Par, un parti kurde islamiste radical au passé trouble, pour remporter l’élection présidentielle inquiète. Les femmes craignent d’en payer le prix. Par Leela JACINTO, France 24, le 3 juin 2023.
C’est le crépuscule sur le détroit de Bosphore. Alors que soleil se couche sur Istanbul, Zainab Bilgin nous confie ses craintes, quelques jours à peine avant le second tour de la présidentielle turque.
« La religion domine la politique dans ce pays, et cette élection peut changer les vies et les droits des femmes », affirme-t-elle. « Hüda-Par déclare publiquement que les femmes ne devraient pas voter, que toutes les femmes devraient se marier avant l’âge de 30 ans. Hüda-Par est très puissant et je suis vraiment inquiète. »
Le parti islamiste radical turc Hüda-Par cristallise ses craintes. D’ailleurs, Zainab Bilgin a demandé à ce que son nom soit changé, de peur de s’exprimer publiquement.
Quelques jours plus tard, dans le bastion kurde de Diyarbakir (sud-est de la Turquie), une femme nous approche après avoir déposé son bulletin de vote pour le second tour du scrutin présidentiel, qui oppose Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kilicdaroglu. « C’est le dernier vote des femmes », alerte-elle en anglais, s’exprimant lentement mais avec force. « Peut-être allons-nous perdre notre droit de vote. Ils vont tout changer. Nous allons devenir comme l’Iran à cause de Hüda-Par ».
Cette nuit-là, peu après la réélection triomphale du président Erdogan, la femme du bureau de vote a continué d’appeler et d’envoyer des messages pour s’assurer de ne pas avoir été citée ou identifiée. Ses craintes sur les conséquences de cette élection pour les femmes turques étaient aussi fortes que sa certitude que la répression serait sévère contre les soutiens de l’opposition, surtout les Kurdes.
Partout dans le pays, de nombreuses femmes qui ont voté pour l’opposition semblent convaincues que rien ne sera plus jamais pareil avec ce nouveau mandat de Recep Tayyip Erdogan.
En cause, la présence aux côtés du « reis » d’un parti kurde islamiste, marginal, peu connu sur la scène intérieure avant la campagne de 2023 : Hüda-Par. C’est l’acronyme de « Hür Dava Partisi », en français : le « Parti de la cause libre », qui peut également se traduire littéralement par « Parti de Dieu ».
Issu de la guerre entre des branches obscures de l’appareil sécuritaire de l’État et un groupe armé kurde dans les années 1990, Hüda-Par a longtemps été négligé par les Turcs des grandes villes. Sa montée en puissance montre les dangers de l’ignorance de la périphérie, dans une nation très centralisée, qui a longtemps négligé les injustices commises à l’encontre des minorités.
Les choses ont changé en 2023, lorsque le parti au pouvoir – le Parti de la justice et du développement (AKP) – a annoncé avoir conclu une alliance avec Hüda-Par, qui inclurait le parti kurde islamiste dans la même liste que le parti présidentiel.
Les condamnations de la part des opposants ont été rapides et vigoureuses. Elles ont gagné en intensité lorsque le scrutin législatif du 14 mai, qui se déroulait en même temps que le premier tour de la présidentielle, a propulsé quatre membres du Hüda-Par à l’Assemblé nationale, où siègent 600 députés. Désormais beaucoup se demandent quelle part de leur programme islamiste le gouvernement va reprendre alors que Recep Tayyip Erdogan entame sa troisième décennie au pouvoir.
Des Kurdes tuent des Kurdes dans une guerre fratricide dirigée par l’État
La consternation suscitée par l’entrée du Hüda-Par au Parlement turc provient de son passé obscur, qui n’a jamais été reconnu, ni abordé de manière adéquate par l’État turc. Les racines du Hüda-Par remontent au Hezbollah, un groupe kurde sunnite qui n’existe plus, sans lien avec son homonyme libanais.
Les experts interrogés indiquent que dans les années 1990, le Hezbollah a été utilisé par les services de sécurité turcs pour tuer des membres et sympathisants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il est ensuite devenu un groupe jihadiste takfiri tuant toute personne – particulièrement des militants des droits des femmes – en désaccord avec l’interprétation de la ligne radicale de l’islam prônée par le groupe.
« Le Hezbollah a été infiltré par les services de sécurité et encouragé à mener des attaques contre des militants et des civils kurdes. Il y a eu beaucoup de meurtres, de persécutions, de tortures, surtout envers des femmes, des leaders religieux et des militants, et qui n’ont pas été résolus », explique Mashuq Kurt, spécialiste du Hezbollah turc au Royal Holloway (Université de Londres).
L’État turc a utilisé le Hezbollah contre des groupes kurdes de gauche, dans une guerre fratricide. Mais lorsque le groupe s’est attaqué à la police, tuant notamment le chef de la police de Diyarbakir, l’État a finalement sévi : en 2000, des milliers de membres du Hezbollah ont été arrêtés au cours d’une opération de sécurité.
Selon Mashuq Kurt, cette répression a été suivie d’une « période silencieuse », jusqu’en 2004, quand le mouvement est réapparu dans l’espace public sous la forme d’organisations de la société civile, peu après l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Les mesures de libéralisation de l’AKP ont rapidement ouvert l’espace aux groupes islamistes opérant dans la clandestinité. Hüda-Par a alors émergé sous la forme d’une entité légale, établissant des bureaux à Diyarbakir.
« Ils sont réapparus dans l’espace public via des entités légales, avec une continuité dans l’idéologie et une même base sociale de leurs soutiens, mais je ne vois pas de lien structurel, explique Mashuq Kurt. Ce qui a changé, c’est la mise en œuvre de ces idéaux, leurs méthodes. Auparavant, elles étaient très secrètes, clandestines et dépendaient d’un noyau dur prêt à s’engager dans la violence. Aujourd’hui, elles constituent une entité légale. »
En tant que parti politique, Hüda-Par nie tout lien avec le Hezbollah, mais admet que, dans le passé, certains de ses membres ont appartenu au groupe armé. Et le chef du parti, Zekeriya Yapicioglu, a déclaré publiquement qu’il ne pensait pas que le Hezbollah soit un groupe terroriste. Des propos dénoncés par l’opposition et les médias avant le second tour de la présidentielle, et qui ont donnant lieu à des protestations, notamment dans les stades de football, avec des ultras criant : « Nous ne voulons pas du Hezbollah au Parlement ».
Criminaliser l’adultère, supprimer les lois sur la violence domestique
Mais les groupes ultras arrivent trop tard. Avec quatre membres de Hüda-Par élus au Parlement, le parti a débuté sa première législature en refusant de se plier aux us et coutumes de la république turque. Près de deux semaines après le scrutin législatif, un média turc rapportait que les nouveaux députés n’avaient toujours pas prêté serment, Hüda-Par ayant refusé d’accepter le serment des parlementaires turcs.
Selon le Parti républicain du peuple (CHP, laïc, opposition), le parti islamiste s’est également opposé à l’emploi de femmes au Parlement.
Les droits des femmes sont en effet dans le viseur de Hüda-Par et d’un autre parti islamiste radical allié de l’AKP : le Parti de la nouvelle prospérité (YRP). Les deux partis appellent à une réévaluation des lois pour « protéger l’intégrité de la famille », ce qui se traduit par des reculs sur les lois protégeant les femmes des violences domestiques.
« Les deux partis partagent les mêmes visions sur l’égalité des sexes et l’intégration de la famille dans une structure patriarcale. Leurs positions sont homophobes, xénophobes – ils sont très anti-occidentaux et anti-israélien – et assez controversées, spécialement sur la question des droits des femmes et des LGBT+ », explique Mashuq Kurt.
Hüda-Par propose de criminaliser les relations sexuelles extraconjugales et l’adultère, de supprimer les droits des femmes en matière de pension alimentaire, et d’abroger la loi turque qui protège les victimes d’abus domestiques.
« L’axe du conservatisme » dans les régions kurdes
Les positions extrêmes de Hüda-Par ont conduit de nombreux Turcs à supposer que la position de Recep Tayyip Erdogan à l’approche des élections était si affaiblie qu’il a été contraint de soutenir, de manière embarrassante, ce parti marginal.
Le ministre turc de l’Intérieur, Souleyman Soylu, a toutefois donné un aperçu de la stratégie du parti au pouvoir en qualifiant l’alliance de l’AKP avec Hüda-Par de « plus importante étape franchie par la République turque et la politique turque au cours de ces dernières années ».
Dans une interview à CNN Türk, Souleyman Soylu a indiqué que « l’importance stratégique » de l’alliance sera visible dans dix ans, lorsque « l’axe du conservatisme dans les politiques de l’est et du sud-est sera réactivé par cette étape ».
Le processus stratégique de l’AKP visant à étendre « l’axe du conservatisme » est bien engagé dans la région kurde du sud-est, pour contrer le HDP (Parti démocratique des peuples), laïc et progressiste, qui reste le parti le plus populaire dans la région.
L’influence du HDP sur le vote kurde – une composante importante et largement soudée de la base électorale de l’opposition – s’est maintenue malgré la répression sévère exercée par le président Erdogan à l’encontre du parti.
Mais ces dernières années, le parti d’Erdogan « s’est efforcé de gagner le soutien de la population kurde », indique Mashuq Kurt, ajoutant que « Hüda-Par fournit à l’AKP une base pour travailler sur ces politiques ».
Viser des maires kurdes et des militants des droits des femmes
Depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, le président Erdogan a révoqué et emprisonné de nombreux maires du HDP, pourtant démocratiquement élus, les accusant de « soutenir une organisation illégale », en référence au PKK, considéré comme terroriste. Pour les défenseurs des droits de l’Homme, le président turc se contente de désigner tous ceux qui s’opposent à lui comme « terroristes ».
Gulcihan Simsek, ancienne maire du district de Bostanici (dans la province de Van, au sud-est) a été arrêtée en avril 2009 et emprisonnée pendant cinq ans, sans charges, dans la tristement célèbre prison militaire n°5 de Diyarbakir, au cœur de la plus grande ville kurde de Turquie.
Une fois révoqués, les maires sont remplacés par des administrateurs nommés par le parti au pouvoir. « L’AKP cherche donc maintenant à remplacer le HDP par Hüda-Par comme représentant légal de la population kurde, et promeut une fraternité islamique pour détourner les Kurdes d’aspirations nationales », explique Mashuq Kurt. « De nombreuses aides sont accordées aux partisans de Hüda Par et aux organisations de la société civile ».
L’AKP est cependant en compétition féroce pour les votes kurdes. Le CHP, parti d’opposition laïc n’a pas cherché à obtenir les voix des Kurdes, laissant la voie libre aux partis kurdes. En retour, ceux-ci ont fermement soutenu le CHP au cours des dernières élections.
La stratégie du parti au pouvoir dans le sud-est est donc de promouvoir les rôles traditionnels et familiaux pour les femmes, pour tenter d’élargir et de capter le vote kurde conservateur. Cela passe par viser le mouvement des femmes, selon Gulcihan Simsek.
Depuis sa libération de la prison de Diyarbakir en 2014, l’ancienne maire a participé activement au mouvement des femmes kurdes, qui a ouvert la voie au mouvement des femmes turques. Mais cela ne l’a pas protégée de fréquentes arrestations, détentions, et de procès qui s’enchaînent et durent longtemps.
« Ce gouvernement est en train de restreindre nos libertés, ils essayent de faire en sorte que les femmes restent à la maison. C’est une politique étatique pour diviser les Kurdes. Les gens de Hüda-Par doivent des excuses au peuple kurde pour ce qu’ils ont fait dans les années 1990. Les Kurdes sont indignés », explique Gulcihan Simsek, qui garde espoir : « Soudainement, Hüda-Par est devenus ami avec l’AKP. Mais le peuple kurde n’est pas dupe. Nous continuerons notre lutte ».