Les sondages prédisaient une défaite, que ses alliés Occidentaux appelaient de leurs vœux. Le « Reis » turc rempile pour un nouveau mandat de cinq ans. Doivent-ils s’en inquiéter ? Par Patrick Saint-Paul dans Le Figaro du 1 juin 2023.
Après vingt ans au pouvoir en tant que premier ministre, puis comme président, le nouveau Sultan turc fait entrer son règne dans une troisième décennie par la grâce d’un nouveau mandat de cinq ans. De nombreux observateurs occidentaux avaient prédit sa défaite. Certains dirigeants Occidentaux la souhaitaient, voyant en son rival, Kemal Kiliçdaroglu, un partenaire plus conciliant, qui les débarrasseraient à bon compte de cet allié encombrant. Recep Tayyip Erdogan ne s’était jamais lancé aussi affaibli dans une campagne électorale : le pays est englué dans un profond marasme économique, sa gestion du tremblement de terre du 6 février a été calamiteuse, et, pour la première fois, l’opposition partait unie contre lui. Certes, il a été acculé à un second tour – une première -, mais il l’a emporté avec une marge confortable en rassemblant 52.1% des voix et avec un fort taux de participation. Si le vote est apparu relativement libre, il n’a pas été équitable pour autant.
Car le Reis avait fixé les paramètres du vote bien longtemps avant que le premier bulletin ne soit posté dans l’urne. S’inspirant des méthodes des autocrates les plus avertis, il a jeté en prison les ténors de l’opposition, les journalistes et les figures de la société civile. Il a disqualifié son principal opposant, le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, seul capable de le battre. Grâce à sa mainmise sur les médias, il a diabolisé les partis d’opposition, les faisant passer pour de dangereux pro-occidentaux, complotistes et alliés des « terroristes kurdes » et n’a pas hésité à jouer la carte homophobe : « Les opposants sont tous LGBTQ », a-t-il lancé avec des accents empruntés au président russe, Vladimir Poutine. Son contrôle des médias lui a aussi permis de bannir des informations les discussions portant sur le séisme, l’économie ou la corruption du gouvernement. « Qu’est-ce que je vous avais dit ?, a-t-il lancé à ses sympathisants au soir de sa victoire. Nous sommes ensemble jusqu’à la tombe »… À l’instar de Vladimir Poutine ou Xi Jinping, le Machiavel turc rêve d’un règne à vie.
Sa réélection est-elle forcément une mauvaise nouvelle pour les Occidentaux ?
Après avoir traîné les pieds pour l’adhésion de la Finlande, Erdogan fait barrage à l’entrée de la Suède dans l’Otan. Son opposition farouche à Stockholm, qu’il accuse d’être un havre de « terroristes » du PKK, ainsi que son statut de partenaire incontournable de l’Alliance atlantique a été un atout majeur dans sa réélection. Maintenant qu’il sort renforcé par le scrutin et après avoir redoré son blason nationaliste, il pourrait faire montre de plus de souplesse et approuver l’adhésion de la Suède. Peut-être même à temps pour le sommet de l’Alliance prévu début juillet ! Joe Biden possède une carte majeure pour l’appâter, avec le déblocage de la vente d’avions de combat F-16 convoités par le Sultan et la mise à jour de ses chasseurs actuels. Le Congrès s’oppose à leur vente en raison de ses liens avec la Russie et son achat du système anti-missile russe S-400. Les analystes espèrent que la situation économique calamiteuse ramènera Erdogan, désormais que l’élection est passée, à une phase de plus grande docilité, pour attirer les investisseurs internationaux qui font cruellement défaut à la Turquie.
De façon cynique, les alliés européens du Sultan pourront aussi se consoler de son succès électoral en se disant qu’ils auraient été contraints de faire des gestes de bonne volonté après une victoire de Kemal Kiliçdaroglu. Et notamment de rouvrir l’épineux chapitre des négociations en vue d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne, une perspective qui n’enchante personne en Europe à l’heure où les partis nationalistes font un retour en force. Les Européens se féliciteront aussi de conserver en Erdogan, un dirigeant toujours prêt à encaisser les plans d’aide financière chiffrés en milliards d’euros en échange de l’accueil en Turquie de millions de réfugiés syriens. Le président turc a promis d’ouvrir le robinet à migrants, dans l’autre sens cette fois-ci : non en direction de l’Europe avec son chantage habituel visant à menacer d’inonder l’UE sous une nouvelle vague migratoire, mais avec un retour en Syrie négocié avec le boucher Bachar al-Assad, avec lequel il a renoué le dialogue. Certains s’offusqueront du danger encouru dans leur pays, par les opposants au régime alaouite…
La «poutinisation» d’Erdogan
Les Occidentaux regretteront en revanche qu’Erdogan ait les mains libres pour poursuivre sa dérive autoritaire. Il n’est certes pas le seul allié à s’adonner à un autoritarisme de plus en débridé. La Hongrie et la Serbie sont atteint du même virus, ainsi que la Pologne, qui bien que viscéralement anti-russe, est régulièrement rappelée à l’ordre par la Commission européenne pour ses violations de l’état de droit, de l’indépendance de la justice et de la liberté de la presse. Le Machiavel turc continuera de jongler entre son alliance avec l’Otan et celle avec Poutine pour se tailler une place de choix sur l’échiquier international. Mais le maître du Kremlin reste son modèle en matière de despotisme. Le Sultan s’est rapproché du Tsar après le coup d’État avorté de juillet 2016 en Turquie, un prétexte qu’il n’a pas manqué de saisir pour livrer une purge de la fonction publique et de l’armée ainsi qu’une répression féroce, qui n’aurait pas fait rougir son nouvel ami russe. Poutine l’avait reçu en grande pompe à Saint-Petersbourg.
La rencontre a changé le cours des relations russo-turques. Poutine voyait dans la Turquie un pays vulnérable, qui avait besoin d’aide financière ce qui lui offrait une chance d’enfoncer un coin entre la Turquie et les États-Unis. Poutine et Erdogan ont tous deux été élus pour leur premier mandat en se faisant passer pour des «modérés» et en promettant de sortir du chaos provoqué par la guerre en Tchétchénie pour l’un et par les attentats du PKK pour l’autre. Depuis leur rapprochement, Erdogan copie de plus en plus le mode de gouvernance de Poutine. Avec sa réforme de la constitution, adoptée en 2018, le Sultant s’est ainsi offert de nouveaux pouvoirs devenant simultanément le chef de l’État, chef du gouvernement, chef du parti au pouvoir, chef de la police et commandant en chef de l’armée. Il a aussi embrassé le culte de la personnalité cher à Poutine et a renoué avec la grandeur impériale passée en s’installant dans un somptueux palais de 1200 pièces de style néo-ottoman. Erdogan a refusé d’appliquer les sanctions économiques occidentales à la Russie ; il a maintenu ses liens économiques avec Moscou et ses plages accueillent les oligarques russes en mal de Côte d’Azur. Les Occidentaux devront se montrer très persuasifs s’ils veulent infléchir le soutien du Machiavel turc à la Russie.