La coalition dirigée par Kemal Kiliçdaroglu n’a pas réussi à déchoir le président sortant, qui a conservé toute son habileté électoraliste. Trop hétéroclite, elle s’est déshonorée dans l’entre-deux-tours par son discours contre les migrants, estime le chercheur Bayram Balci, dans une tribune au « Monde » du 30 mai 2023.
La démocratie en Turquie a parlé. Avec un taux de participation de 87 % au premier tour et de 85 % au second, les Turcs ont fait la preuve d’un civisme exemplaire, mais pour quel résultat ? La coalition hétéroclite de plusieurs partis politiques d’opposition menée par Kemal Kiliçdaroglu a échoué à destituer le président, Recep Tayyip Erdogan. La déception du camp social-démocrate est grande quant à l’avenir de la démocratie en Turquie.
Par les urnes, les Turcs ont clairement fait le choix d’un statu quo autoritaire plutôt que de miser sur la promesse, non garantie, d’une alternance démocratique salvatrice. La défaite est d’autant plus cuisante pour l’opposition qu’elle est entachée de déshonneur. Focalisée dans l’entre-deux-tours sur un discours nationaliste et anti-immigration, visant surtout les réfugiés syriens, elle s’est retrouvée en porte-à-faux avec les aspirations profondes d’une large frange de la coalition.
Contre toute attente, en semant le doute et la confusion sur l’identité et la force de cohésion de cette coalition, cette crispation sur un nationalisme xénophobe a éclipsé tous les autres sujets autrement plus urgents et pertinents pour le pays : la crise économique profonde, l’inflation douloureuse, les traumatismes du séisme, dont on pouvait penser qu’ils suffiraient à sanctionner le pouvoir en place. C’est tout l’inverse qui s’est produit. La peur d’une déstabilisation encore plus incontrôlable a manqué de peu d’accorder la victoire dès le premier tour au président Erdogan. Parallèlement, son alliance s’approche également des 50 % aux législatives. Le second tour de la présidentielle vient de lui assurer une victoire totale, à hauteur de 52 %.
Au-delà de la déception et du désaveu envers le modèle démocratique, que nous enseignent ces élections présidentielle et législatives ?
Malgré les failles de son bilan, l’habileté tactique électoraliste d’Erdogan reste intacte. Il a su détourner l’attention des difficultés économiques, de la baisse vertigineuse et inquiétante du pouvoir d’achat, pour rendre prioritaires et faire vibrer les cordes sensibles des Turcs : la sécurité des frontières, la stabilité régionale, le statut de la Turquie sur la scène internationale et les performances du pays en matière d’industrie de défense nationale. Un avantage tactique d’autant plus judicieux que l’opposition, novice dans sa coalition et inexpérimentée sur ce terrain international, ne pouvait y répondre que par des promesses théoriques, maladroites et insuffisamment crédibles.
L’échec du HDP
En effet, pour l’opposition, la défaite électorale est surtout une défaite morale et éthique. Composite, disparate, traversée par diverses tendances politiques irréconciliables entre sociaux-démocrates, nationalistes, islamistes et militants prokurdes, elle n’a pas réussi à incarner le changement, à inspirer la confiance en l’alternance. Mettre fin au pouvoir d’Erdogan ne pouvait suffire comme projet politique global. Cet unique dénominateur commun ne pouvait seul gommer le dissensus.
Et le dissensus s’est révélé abyssal, dans des erreurs de stratégie électoraliste qui ont frôlé l’indignité : promettant la démocratisation du pays, tout en siphonnant le discours nationaliste sécuritaire et antimigrants ; assurant le rétablissement de l’Etat de droit, tout en dénonçant et criminalisant les réfugiés syriens en Turquie. Ce faisant, Kemal Kiliçdaroglu a non seulement perdu les élections, mais aussi toute sa crédibilité à incarner une opposition attachée aux droits humains.
Quant au parti prokurde HDP, qui a soutenu l’opposition contre Erdogan, le score obtenu assombrit son horizon. En net recul depuis les élections présidentielle et législatives de 2018, il perd son rôle d’arbitre. Il ne compte plus que 61 députés au Parlement, contre 67 auparavant. Plus grave, il a fait perdre son camp : ne pouvant ou ne voulant clarifier sa relation avec le versant de la lutte armée de la cause kurde, il a offert à Erdogan le bâton pour se faire battre. Il n’en fallait pas davantage à la machine de propagande pour opérer l’amalgame entre parti prokurde, guérilla et terrorisme du PKK et en démontrer la menace pour la sécurité et la stabilité du pays. Cet échec du HDP aura des conséquences sur le mouvement national kurde, qui sera amené à se repenser et à se restructurer.
Le choix autoritaire
Quant au parti d’Erdogan, l’AKP, il peut savourer sa victoire, même si les lendemains qui chantent ne sont pas garantis, car les problèmes intérieurs demeurent aigus. L’économie est en berne, l’inflation galope, et aucun signal en provenance du pouvoir ne semble annoncer de changement de politique économique et monétaire. Quant à la société, elle est profondément divisée, polarisée, comme le prouve cette courte victoire, avec seulement 52 % des voix.
Sur les scènes régionale et internationale, la victoire d’Erdogan s’inscrit dans une continuité familière, assez confortable tant pour ses partenaires que pour ses adversaires. L’avènement d’un Kiliçdaroglu inconnu et imprévisible aurait été plus difficile à appréhender pour les Occidentaux. Après le président français, Emmanuel Macron, et comme cela était prévisible, son homologue russe, Vladimir Poutine, a été parmi les premiers à le féliciter. Le pragmatisme de la realpolitik rend ce pays, à la position géostratégique délicate, incontournable pour la diplomatie occidentale, quel qu’en soit son président. Dans la guerre en Ukraine, dans les conflits du Moyen-Orient, la Turquie joue un rôle pivot, de médiateur et de tampon, qu’il nous appartient de comprendre et de reconnaître.
C’est surtout en matière de politique intérieure que les évolutions à venir risquent de compter. Le choix autoritaire, confirmé par les urnes, ne devrait pas alléger l’écrasement des libertés, l’étouffement de l’opposition, le détricotage de l’Etat de droit. L’opposition décrédibilisée aura du mal à enrayer l’infatigable machine de guerre électorale et politique de l’AKP et de son président. L’horizon des élections municipales en mars 2024 devrait nous dire si et comment elle survit à ce mandat.
Bayram Balci est chercheur au CERI-Sciences Po Paris, ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.