Le président sortant a remporté, dimanche, le second tour de la présidentielle avec 52 % des voix. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 30 mai 2023.
Gülsin se laisse tomber sur un banc, les joues noircies de rimmel. «Désolée, j’ai pleuré toute la nuit», chevrote la graphiste de 35 ans. Sur la corniche de Bebek, la «Monaco» d’Istanbul, en bordure du Bosphore, le ballet envoûtant des bateaux et des joggeurs du matin peine à cacher la déprime générale. «Ici, on a voté Kemal Kiliçdaroglu les yeux fermés en osant y croire. Même au second tour! À présent, il n’y a plus d’espoir. Plus d’horizon. Comme si notre pays était sous le joug d’un seul homme, Erdogan, pour l’éternité!», déplore la jeune femme en minijupe. Du discours de victoire du «Reis», depuis le toit d’un bus dans le quartier Üsküdar, dimanche 28 mai, elle a retenu cette expression: «Nous serons ensemble jusqu’au cimetière.» «À dire vrai, il a déjà fait de nos vies des tombeaux. Surtout pour les femmes. Depuis vingt ans, il grignote nos droits, nos libertés. En 2021, il a retiré la Turquie de la convention d’Istanbul, censée nous protéger de la violence des hommes. Aujourd’hui, je me sens morte-vivante.»
Ce lundi 29 mai, les rues des quartiers branchés qui longent la rive européenne sont particulièrement calmes pour un début de semaine. À Besiktas, près de l’embarcadère prisé des touristes et vendeurs de petits pains ronds au sésame, les cafés se remplissent au compte-goutte. Selin, 22 ans, a la «gueule de bois». Assise en terrasse, l’étudiante en décolleté noir sur jean moulant repasse en boucle le «cauchemar» de la veille comme pour l’exorciser: «On était en voiture, pas loin de Sütlüce, le quartier du QG de l’AKP (le parti d’Erdogan, NDLR) quand les résultats sont tombés. Aussitôt, des foules en furie ont inondé les rues. Les gens hurlaient “Allah akbar”, en brandissant des portraits du président. C’était comme s’ils célébraient une révolution islamique. Soudain, je me suis dit: ma place n’est plus ici.»
Assis en face d’elle, Dogan, son petit ami, lui prend la main. Il ne comprend toujours pas comment plus de 52 % de la population ont renouvelé leur confiance à Erdogan, malgré l’inflation, la corruption endémique et la gestion désastreuse du double séisme du 6 février dans le sud-est du pays. «Je suis né et j’ai grandi à Hatay. Ma ville n’est plus qu’un champ de ruines. J’ai perdu un ami proche. Si les autorités avaient lutté contre la mafia du BTP et de l’immobilier au lieu de l’encourager, tant de morts auraient pu être évités», dit-il. Le problème, poursuit Selin, «c’est qu’à force de polariser la société, Erdogan est parvenu à convaincre une partie de la population que lui, et lui seul, peut sauver le pays. En Turquie, le droit à la critique et à la différence n’existe plus».
Sa mère, qui vit à Antalya, au bord de la mer Égée, lui remonte le moral par rafales de textos. «N’oublie pas, lui écrit-elle, que près de la moitié des Turcs ont voté pour le candidat de l’opposition. Et ça, c’est déjà une victoire, vu les pressions subies et le peu d’espace d’expression dont il a bénéficié pendant la campagne!» Mais la jeune femme a du mal à se remotiver. «Il y a dix ans, la génération de nos parents pouvait encore sortir manifester. Depuis la répression du mouvement de Gezi, près de la place Taksim, plus personne n’ose bouger.»
Optimiste, Kivanç l’a également été jusqu’au second tour du scrutin. Devenu femme il y a six ans, ce transgenre de 35 ans avait placé tous ses espoirs dans les discours inclusifs de Kemal Kiliçdaroglu. Celui d’Erdogan, le soir de sa victoire, lui a glacé le sang, tout autant que la réaction de ses partisans. «Est-ce que le CHP (parti de Kiliçdaroglu) est LGBT? Est-ce que le HDP (pro-kurde) est LGBT?», a lancé l’homme fort du pays sous les applaudissements. Avant que la foule ne réponde en chœur: «Ouiiii!». «Je respecte le choix des électeurs. Mais en retour, j’attends d’eux qu’ils me respectent aussi», avance Kivanç, décomposé.
Depuis son enfance, il subit la discrimination au quotidien. Ses parents, ultraconservateurs, n’ont jamais accepté sa différence. Ses sœurs refusent de le fréquenter. Tous les matins, un voisin du salon de beauté, où il travaille, lui lance des remarques déplacées. Mais la violence répétée des insultes homophobes proférées par l’entourage d’Erdogan pendant toute la campagne résonne comme un blanc-seing à toute forme de dérapage. «En sortant dans la rue, ce matin, j’ai senti monter la peur. À tout moment, je peux être insulté, attaqué, ou même tué. J’aime la Turquie. Je n’ai jamais pensé à l’exil. Mais je ne m’y sens plus en sécurité.»