Les grands titres de presse du continent ont largement commenté la réélection du président turc au deuxième tour dimanche. Par Courrier International du 29 mai 2023.
“La Turquie a immortalisé” Recep Tayyip Erdogan, titre El Mundo. “Encore une fois Erdogan”, semble se désoler Der Standard. “L’imbattable” (Die Welt) a effectivement remporté dimanche le second tour de l’élection présidentielle. “Indétrônable” (Le Temps), “éternel” (Le soir), il reste “le patron” (Berlingske) mais la victoire du “dirigeant le plus ancien de l’histoire politique turque” (La Repubblica), au pouvoir plus longtemps encore que Mustafa Kemal Atatürk, le père fondateur de la Turquie, n’est “certainement pas un plébiscite”, insiste Il Sole 24 ora. Élu au deuxième tour avec 52,1 % des voix face à son rival Kemal Kiliçdaroglu, il est à la tête d’un “pays profondément divisé et polarisé”, résume la BBC.
“Ni la crise économique, ni un tremblement de terre catastrophique, ni la campagne électorale ultranationaliste de l’opposition n’ont pu changer l’attitude de la majorité”, observe en tout cas Berlingske. Peut-être parce que, comme le signale la BBC, il y a un lien fort entre le président et ses sympathisants, qui le voient comme “un membre de la famille, presque une figure paternelle”.
Ce lien, “et le soutien dont il bénéficie toujours au sein de la population”, les sondages, “comme nombreux observateurs occidentaux”, l’ont sous-estimé, analyse Die Welt. Le quotidien grec Ta Nea souligne en effet que M. Erdogan “sort vainqueur seul contre tous”, démontrant “à l’Occident que ce qu’il avait obtenu en demandant au peuple turc de le détrôner était de le renforcer”. Dans les régions rurales et les plus pauvres du pays, il est toujours vu, vingt ans après son arrivée au pouvoir, “comme une sorte de héros”, estime Jornal de Noticias au Portugal.
Le président turc reste aussi le candidat préféré de ses concitoyens à l’étranger. La Suddeutsche Zeitung relève qu’il a récolté 67 % des voix de l’électorat en Allemagne, précisant que ses partisans ont célébré le résultat des élections “avec des cortèges de voitures, par exemple à Duisburg et à Munich”. Bild note que Mezut Özil, champion du monde avec l’Allemagne en 2014 et “partisan avoué”, l’a publiquement félicité. Le tabloïd pointe toutefois “la politique autoritaire, la restriction de la liberté de la presse, la persécution des opposants politiques, le discours de haine contre les valeurs occidentales, la propagande islamo-nationaliste” en Turquie actuellement.
Parmi les premières remarques prononcées par le président rééelu face à des milliers de sympathisants réunis devant le palais présidentiel à Ankara, le Corriere della Sera a retenu une nouvelle attaque contre la communauté LGBTQ.
Sa popularité ne suffit pas à expliquer sa courte victoire. Il a “surfé sur la vague nationaliste”, estime Le Temps. Si “le Raïs a confirmé son emprise sur son peuple : les masses islamo-conservatrices d’Anatolie centrale”, peut-on lire dans La Repubblica, “en 20 ans, Erdogan a pris le contrôle des médias et des institutions, de l’industrie religieuse et culturelle, des mosquées aux feuilletons télévisés, et a fait taire des opposants inconfortables. Mais au-delà de son immense pouvoir, il y a son flair politique. Le Raïs a offert aux Turcs la promesse d’un retour à une grande nation musulmane”. On l’a aussi vu distribuer de l’argent à des enfants près des bureaux de vote dimanche mais surtout des subventions diverses dans les mois précédents le scrutin.
“Depuis son ascension politique, Erdogan vit de son image de représentant des démunis, et rien n’a changé à ce jour. Son avantage décisif : l’AKP (le parti de la justice et du développement) a pénétré si loin dans les structures étatiques qu’en de nombreux endroits il n’y a plus de différence entre le parti et l’administration”, explique Die Presse.
À 69 ans, ce qui sera peut-être son dernier mandat sera aussi “celui qui lui permettra de consolider le système présidentiel, de maintenir le contrôle quasi absolu que son entourage proche maintient sur la société et l’économie du pays”, annonce Expresso. Pour le quotidien portugais, comme d’autres grands titres de la presse européenne, le chef d’État règne sur“une Turquie complètement fracturée sur le plan idéologique, divisée en deux, avec des tensions entre Kurdes et Turcs, musulmans et laïcs, sunnites et alévis, libéraux et conservateurs”.
Les élections municipales dans le viseur
Alors Der Standard se lamente : “il faut espérer – car ce serait raisonnable – qu’Erdogan tiendra compte de la faiblesse qui s’est manifestée dans sa future politique […] Mais sa campagne, avec sa rhétorique répugnante, son utilisation scandaleuse de fausses nouvelles et son utilisation abusive effrénée des ressources de l’État pour un parti et une personne, ne donne guère lieu à l’optimisme”.
Au final, “la confiance et la peur ont prévalu à la photo finish face à l’envie de changement assumée par le challenger”, développe La Stampa. “Parce que la perception que personne mieux que lui ne peut résoudre les problèmes est restée forte dans la majorité de la population”.
C’est ce que suggère Die Welt en écrivant que “la force d’Erdogan vient aussi de la faiblesse de l’opposition”. D’ailleurs, la BBC considère qu’“en réalité, même les alliés de Kemal Kiliçdaroglu ne pensaient pas qu’il y arriverait”. À la tête d’une coalition de six partis, le vétéran de la politique turque “a tenté l’impossible”, constate Le Temps : “séduire” les nationalistes sans fâcher ses soutiens à gauche.
“Le challenger a joué les mains liées, avec peu de moyens et une mauvaise visibilité. Il avait misé sur l’inclusivité et la défense de la démocratie, puis il a tenté la carte nationaliste pour gagner des voix à droite – quitte à s’aliéner les voix kurdes”, ajoute La Repubblica. Il s’en est pris aux réfugiés syriens dans l’entre-deux tours mais “il n’y a pas eu de miracle”, signale Le Temps.
“La défaite a déjà provoqué des fissures dans cette alliance des partis. Ses six dirigeants avaient prévu d’apparaître ensemble, mais ont finalement préféré le faire séparément”, rapporte El Pais. La carrière de M. Kiliçdaroglu “s’arrêtera certainement ici”, prédit Expresso tout en se demandant “si l’opposition pourra maintenir” sans lui son unité et “remporter les élections municipales au début de l’année prochaine”.
M. Erdogan pense justement à ces élections, affirme Die Welt, citant un passage de son discours de dimanche soir. “Sommes-nous prêts à gagner Istanbul ? ”, a-t-il demandé à la foule. La grande ville turque, celle où il s’est fait un nom en tant que maire, est passée dans l’opposition en 2019.
Mais surtout, “quand les acclamations de la victoire vont s’éteindre, Erdogan devra essayer d’unir un peuple divisé”, rappelle le journal suédois Dagens Nyheter, particulièrement attentif aux actions du dirigeant turc puisqu’il peut décider de l’entrée de la Suède dans l’OTAN. Le Guardian remarque que la communauté kurde y est plus large que chez son voisin finlandais, un pays déjà accepté par l’organisation.
Se posent aussi les questions des réfugiés syriens et du rôle de la Turquie dans le conflit en Ukraine, le pays ayant joué les médiateurs l’an dernier pour garantir le transport de blé dans la région. “Berlin et Bruxelles doivent s’adapter à cinq autres années avec un partenaire difficile”, prévient Die Welt, même si le Telegraph assure de son côté que “l’Europe a poussé un soupir de soulagement” en apprenant la réélection d’Erdogan. Selon le quotidien britannique pro-Brexit, “ils ne l’admettront pas mais les leaders du continent préfèrent que la Turquie garde ses distances avec l’Union européenne”. Le Guardian, plus mesuré, évoque un “Occident coincé entre la peur et l’espoir”.