Pour l’ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, Bayram Balci, Erdogan part largement favori en vue du second tour des élections turques. Son score s’explique en partie par l’hétérogénéité des partis qui composent l’opposition, ajoute-t-il. Par Bayram Balci dans Le Figaro du 16 mai 2023.
Les Turcs se sont rendus massivement aux urnes ce dimanche 14 avril pour une double élection, présidentielle et législative. En effet, dans un premier scrutin, les votants avaient le choix entre seulement trois candidats pour élire un président de la République, et dans un second scrutin, ils devaient choisir parmi une longue liste de partis politiques en compétition pour siéger au parlement du pays. Avec un très fort taux de participation de plus de 90%, tout à fait habituel, les Turcs ont démontré une fois de plus leur attachement profond à la pratique électorale et à la légitimité des urnes. La plupart des analystes, dont je fais partie, prédisaient une défaite sanction du président Erdogan après 20 ans au pouvoir. Or, à l’issue de ce premier tour, il fait la démonstration de son extraordinaire popularité. Dans le scrutin législatif, sa coalition arrive nettement en tête et sera donc prédominante au parlement. Et avec 49 % des voix, Recep Tayyip Erdogan a frôlé la victoire dès le premier tour du scrutin présidentiel. Le second tour le 28 mai lui est tout ouvert. Comment expliquer cette résistance aux tempêtes qui ont pourtant mis à mal son image et son aura ? Explications.
Dans un contexte économique peu favorable, marqué par une forte inflation, une baisse du pouvoir d’achat depuis deux ans, mais aussi par les conséquences ravageuses et dramatiques d’un séisme où le pouvoir a été très critiqué pour sa désorganisation face au sinistre, la plupart des sondages et analystes tant en Turquie qu’à l’étranger prédisaient une défaite voire une déroute pour le président Erdogan et son parti. D’aucuns parlaient même d’une victoire de son principal rival dès le premier tour. Or, l’effet Trump a frappé et c’est tout le contraire qui s’est passé.
Distancé de seulement quatre points, Kemal Kılıçdaroglu a tout de même réussi l’exploit avec 45% des voix de coaliser l’essentiel des oppositions. C’est donc vers un illustre inconnu que les projecteurs se tournent aujourd’hui : le troisième homme, Sinan Ogan, chef d’un parti de droite nationaliste, avec 5% des voix, s’effacera au second tour, mais ses partisans pourraient détenir la clé du scrutin. Ces cinq petits points pourraient bien arbitrer l’avenir du pays tout entier. Leur obédience nationaliste devrait tout de même davantage profiter à Erdogan.
D’autant que les résultats des législatives sont plutôt réjouissants et encourageants pour Erdogan et l’AKP. En effet, l’alliance dite populaire composée de son parti et d’autres formations nationalistes ou islamistes, obtient 49 % des voix, soit 321 sièges – dont 266 pour le seul AKP – sur un total de 600 que compte le parlement turc. La coalition de l’opposition, dirigée par Kemal Kılıçdaroglu, n’obtient que 35% des voix, soit 213 sièges – dont 169 pour le Parti Républicain du Peuple (Cumhuriyet Halk Partisi), le parti historique social-démocrate, nationaliste et laïc, d’Atatürk fondé en 1923.
Dans les sondages, les Turcs disaient vouloir sanctionner le pouvoir en place, mais ils ne l’ont pas fait. Toutes les critiques et les responsabilités que le peuple fait peser depuis quelque temps sur le gouvernement, que ce soit l’inflation, la récession, ou la calamiteuse organisation des secours après le séisme, n’ont pas porté préjudice au score du pouvoir. Même dans les provinces directement touchées par le tremblement de terre, le soutien à Erdogan et à son équipe s’est exprimé de façon très nette. Au-delà des préoccupations économiques, les électeurs n’ont pas non plus sanctionné la dérive politique autoritaire. Les restrictions de l’État de droit et le recul des libertés, dont ils sont pourtant les premières victimes, n’ont pas suffi à les faire rejoindre l’opposition qui promettait de les restaurer. Comment expliquer cela ? À quelques heures de l’issue du premier tour, il serait prématuré de tirer des conclusions, mais quelques éléments d’analyse peuvent éclairer le comportement électoral des Turcs qui n’est pas aussi irrationnel que l’on pourrait le penser.
Sécurité et repli national. Tout d’abord, la nature de l’opposition, unie et solidaire pour faire tomber Erdogan, résulte de la juxtaposition de six partis politiques idéologiquement très divers, allant de la sociale démocratie au nationalisme en passant par l’islamisme. Hétérogène, elle n’a pas su rassurer et être convaincante sur sa capacité à trouver un terrain d’entente pour une gouvernance consensuelle sur tous les sujets qui les divisent. Dans une logique populaire de bon sens, partagée au-delà des frontières, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, et dégager Erdogan n’a pas été un ciment assez fort tant la crainte était grande de s’engager dans une voie, certes prometteuse mais non garantie contre une inefficacité sclérosée par les dissensus. En effet, les électeurs ont manifestement signifié à la coalition d’opposition leur crainte et leur défiance, quant à sa capacité à gouverner sans à-coups, sans blocages, sans conflits. Parfois le remède se révèle pire que le mal. Au-delà du choix opéré à l’issue du premier tour, saluons quand même que dans une forme de maturité politique, les électeurs turcs n’ont pas été dupes : dégager Erdogan ne constitue pas un programme politique, économique et social suffisant pour signer un blanc-seing à une opposition de circonstance et non de cohésion.
Or, c’est bien sur ces questions de libertés et d’État de droit, que les deux programmes divergent. Particulièrement abîmées ces dernières années, par une pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir, elles ont servi de fer de lance à la campagne de l’opposition. Pourtant, elles n’ont pas pesé lourd face aux inquiétudes d’insécurité et aux promesses du maintien de l’ordre, quitte à ce que le statu quo se fasse au détriment de milliers de citoyens, privés arbitrairement de leurs droits.
Erdogan en misant tout sur la stabilité, sur la grandeur de la nation, sur le rayonnement de la Turquie sur la scène internationale a su exploiter cette priorité sécuritaire et nationale. Flatter les performances exceptionnelles de l’industrie de l’armement turc ces dernières années a visiblement plu au public, dans un pays où la fierté nationale n’est pas une notion vaine.
Enfin, sans vouloir faire une fois de plus des Kurdes les boucs émissaires faciles d’une crise turque, il faut reconnaître qu’ils jouent souvent la variable d’ajustement dans les scrutins électoraux. Cette fois-ci, il semblerait que le vote kurde, au lieu de lui être favorable a été un cadeau empoisonné pour le clan de Kemal Kılıçdaroglu. En effet, en se positionnant dès le premier tour au profit de Kemal Kılıçdaroglu, ce ralliement a nourri la propagande du pouvoir qui a fait l’amalgame entre PKK, parti pro-kurde et opposition. Il n’en fallait pas davantage pour ranimer la veine nationale et sécuritaire turque. Pire, ils ont eux-mêmes donné du grain à moudre à la propagande officielle. Les vidéos diffusées par la guérilla du PKK dans le maquis affirmant qu’ils suspendaient la lutte contre le pouvoir pour donner une chance à l’opposition de gagner n’ont fait que desservir un peu plus la coalition de Kılıçdaroglu et donné raison à la propagande officielle accusant l’opposition de collusion avec les terroristes kurdes. Les dernières vagues d’attentats du PKK en Turquie entre 2015 et 2018 sont des plaies encore vives chez les Turcs et ont conforté le vote sécuritaire.
À la lumière de ces éclaircissements, Erdogan se place en pole position du second tour. À la tête d’un groupe majoritaire au parlement, il va demander aux Turcs de voter de façon cohérente, pour que présidence et parlement soient de même couleur politique et épargnent au pays une cohabitation, inédite dans la vie politique turque. C’est un argument fort, auprès d’électeurs, dont on a vu qu’ils n’adoubaient pas de façon massive une coalition nouvelle et hétéroclite. Un argument d’autant plus fort qu’il peut dans ce sens donner facilement à Erdogan les deux points dont il a besoin pour passer de 49 à 51%, et que le même argument, opposé à Kılıçdaroglu, éloigne ce dernier encore un peu plus des 6 points de confiance à aller chercher.
Bayram Balci est chercheur au CERI/Sciences Po Paris et ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.