L’ancien diplomate Marc Pierini analyse, dans une tribune au « Monde », l’évolution diplomatique de la Turquie, qui a renforcé ses liens avec la Russie tout en traversant une grave crise économique. Son rapport à l’Union européenne et à l’OTAN fera partie des choix délicats à opérer pour le prochain dirigeant du pays, quel qu’il soit. Le Monde du 17 mai 2023.
Vues depuis Bruxelles, les récentes élections turques impressionnent doublement, mais elles sont également scrutées comme un élément d’une réalité européenne complexe : la guerre est de retour sur le continent, peut-être pour des années. L’agression russe en Ukraine vise aussi l’Europe et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), et la Turquie a multiplié ses liens avec la Russie, alors même que son économie est dans une crise profonde. Une fois le cycle électoral achevé, les choix politiques de la Turquie dans les semaines et mois à venir seront mesurés à l’aune de cette situation.
Les politiciens européens sont à la fois impressionnés par le taux très élevé de participation aux élections et par le déséquilibre flagrant de la campagne au bénéfice du parti en place. Mais, indépendamment du résultat du second tour de l’élection présidentielle, le 28 mai, ils s’interrogent sur la posture internationale de la Turquie après cette élection.
Quel qu’il soit, le futur président turc prendra en main un pays bien différent de celui de 2018 : l’économie est en berne en raison d’une politique monétaire irrationnelle qui engendre une inflation prolongée. Les expédients financiers utilisés pour combler les déficits ne sont pas soutenables à long terme. L’investissement étranger et les financements de court terme sont devenus hésitants pour le même motif, ainsi qu’en raison du démantèlement continu de l’Etat de droit. La pression des réseaux de trafiquants d’êtres humains ne faiblit pas et l’orientation politique du pays est plus conservatrice et nationaliste qu’auparavant. Par ailleurs, sa puissance militaire s’est accrue et son industrie de défense a progressé, tandis que de nouvelles infrastructures ont recouvert le pays et que l’autosuffisance énergétique est en voie d’amélioration.
La Turquie, entourée d’un arc de tensions et de conflits, joue traditionnellement un rôle crucial pour les pays européens et pour l’OTAN. Mais depuis quelques années, et surtout depuis l’invasion russe en Ukraine, sa « politique équilibrée » entre Russie et Alliance atlantique a abouti de factoà conférer à la première un avantage stratégique majeur sur sa frontière avec la seconde : elle a privé les forces turques de missiles occidentaux et d’avions furtifs performants, et a ainsi affaibli l’OTAN.
Réalité géopolitique problématique
Dans cet équilibre théorique, Ankara a certes voté les résolutions des Nations unies condamnant l’invasion russe, adopté les conclusions ministérielles de l’OTAN, fermé les détroits à la seconde flottille russe se dirigeant vers Sébastopol, et livré des drones de moyenne altitude et des véhicules blindés à l’Ukraine. Mais elle n’a adopté aucune sanction, déployé aucun contingent opérationnel au titre de l’OTAN entre l’Estonie et la Roumanie. Elle est aussi soupçonnée d’avoir aidé la Russie à contourner l’embargo sur ses exportations de pétrole brut. En parallèle, la dépendance envers la Russie s’est accrue : achats de gaz et pétrole avec paiements différés, centrale nucléaire propriété de la Russie avec avances financières, tourisme et exportations agricoles régulés par Moscou, missiles russes, tolérance des opérations militaires en Syrie.
Pour l’OTAN et pour l’Union européenne (UE), cette réalité géopolitique est problématique : la Turquie, membre de l’Alliance atlantique et du Conseil de l’Europe, s’est déplacée sur l’échiquier du continent européen, au moment même où les équilibres stratégiques des dernières décennies sont remis en cause par le Kremlin. Avec la Constitution votée en 2017 et mise en œuvre durant le quinquennat écoulé, la Turquie s’est aussi délibérément distanciée des standards européens relatifs à l’Etat de droit, comme vient de l’illustrer la campagne électorale.
Demain, la Turquie devra évaluer sa place entre l’Alliance atlantique et une Russie disruptive. Qui plus est, la dimension manichéenne imprimée par le président russe à l’invasion de l’Ukraine – civilisation russe contre civilisation occidentale – rend inopérante la volonté maintes fois exprimée par Ankara de servir de médiateur entre Kiev et Moscou. Le discours politique turc est certes empreint de grandeur passée et future, de complots extérieurs supposés, et d’une volonté de se distinguer comme puissance autonome, mais les réalités du terrain s’imposent aussi.
Dialogue véritable
Le prochain président turc, s’il lui est donné de voir une analyse objective de la situation économique, financière et diplomatique du pays, aura à opérer des choix délicats tant en interne (Etat de droit, politique économique) qu’en externe (OTAN, opérations militaires extérieures, partenariat avec l’Europe).
Une fois le cycle électoral terminé, les dirigeants européens seront donc à l’écoute du futur président turc. Mesurera-t-il l’état réel de l’économie et l’impasse financière héritée des années récentes ? Percevra-t-il la valeur d’un dialogue apaisé avec ses homologues européens ? Mesurera-t-il à sa juste valeur le vaste potentiel de coopération économique avec l’Europe voisine ? Prendra-t-il la mesure du bouleversement des équilibres stratégiques sur le continent ? Fort de la progression des forces conservatrices et nationalistes le 14 mai, préférera-t-il placer son pays en position d’antagonisme permanent avec l’Europe et l’Occident ? Souhaitera-t-il renforcer son partenariat avec la Russie ? Et, au passage, ancrer son pays plus profondément dans un système plus autocratique, se détachant ainsi plus nettement de l’Occident ?
Les dirigeants européens savent pertinemment que la Turquie a évolué et qu’une proportion substantielle de sa population n’est favorable ni aux pays européens ni aux Etats-Unis. Ils mesurent la fierté nationale en jeu. Ils savent aussi que l’emprise russe sur Ankara restera forte et que le pays continuera d’affronter des situations problématiques au sud, à l’est et au nord.
Pour autant, dans le contexte politique continental d’aujourd’hui, l’UE ne sera pas portée à renier ses principes et ses valeurs démocratiques. C’est dans ce cadre qu’elle restera ouverte à un dialogue véritable avec le futur président de la Turquie.
Marc Pierini est chercheur invité auprès de Carnegie Europe et ancien ambassadeur de l’UE en Turquie (2006-2011).