En dépit du score élevé de l’opposition unie autour d’un seul candidat lors du premier tour de l’élection présidentielle en Turquie, l’universitaire Ahmet Insel constate, dans une tribune au « Monde », que l’« erdoganisme », ce pouvoir hyperprésidentiel et autocratique, est ébranlé mais reste debout. Par Ahmet Insel, Le Monde du 17 mai 2023.
Les élections présidentielle et législatives du 14 mai en Turquie, considérées comme les plus importantes de son histoire contemporaine, ont pris de fait la forme d’un double référendum. Les électeurs se sont mobilisés massivement pour dire un « oui mais » à Recep Tayyip Erdogan, qui règne depuis vingt ans, et ils ont approuvé la continuation du régime hyperprésidentiel et autocratique, l’« erdoganisme », que le président sortant a mis en place progressivement depuis 2014. Son adversaire, un candidat qui veut mettre fin à l’autocratie en partageant le pouvoir, qui prône le retour à l’Etat de droit et un régime parlementaire, a reçu un soutien électoral important mais insuffisant.
Le bilan d’étape de ces élections est plutôt clair. Même s’il n’est pas réélu au premier tour, Erdogan s’en sort mieux que son rival. Avec 49,5 % des voix, contre 44,9 % à Kemal Kiliçdaroglu, il est en position favorable pour le second tour. Par ailleurs, l’Alliance populaire, la coalition qui regroupe l’AKP, le parti d’Erdogan, à des partis d’extrême droite nationaliste ou religieuse, a la majorité parlementaire.
Même si la Turquie est divisée à parts presque égales entre les partisans d’Erdogan et ceux qui veulent son départ, les résultats du 14 mai montrent que le centre de gravité politique du pays a encore plus glissé vers l’extrême droite nationaliste. Le MHP (Parti de l’action nationaliste), crédité dans les sondages d’opinion de 6 % à 7 % des voix, obtient plus de 10 % aux élections législatives.Avec l’arrivée sur la scène politique du parti ultrareligieux YRP,créé par le fils d’Erbakan − fondateur du parti de l’islam politique en Turquie −, ces deux partis compensent le recul de l’AKP, crédité de 35 % des voix aux élections législatives.
Grave crise économique
La principale question aujourd’hui est de savoir pourquoi et comment Erdogan a réussi à garder la confiance de la moitié des électeurs, malgré une grave crise économique, marquée par une inflation très élevée, une dépréciation vertigineuse de la livre turque, une augmentation de la pauvreté et des inégalités. Mais aussi malgré une usure du pouvoir, une corruption devenue un système de gouvernement et, enfin, un tremblement de terre qui a révélé l’incurie et le népotisme du système autocratique. L’alliance d’Erdogan avec le parti d’extrême droite MHP depuis 2016 et l’arrimage des petits partis d’extrême droite islamo-nationalistes dans cette alliance, à la veille des élections, n’expliquent qu’en partie cette résilience.
Erdogan contrôle les médias, où son temps d’audience a largement dépassé celui de tous ses concurrents. Utilisant tous les moyens de l’Etat-parti, il a mené une campagne défensive, mais en engageant massivement des moyens budgétaires qui feraient pâlir de jalousie les dirigeants populistes d’autres pays. En effet, gérée par les réseaux clientélistes de l’AKP, la grave crise économique ne semble pas avoir ébranlé outre mesure la confiance des électeurs d’Erdogan.
Mais, au-delà de ces éléments propres aux pouvoirs populistes, Erdogan continue manifestement de répondre à une aspiration sociale fortement ancrée dans la société turque, qui se met en rang derrière un homme autoritaire, susceptible de chasser les démons qui hantent les esprits : la peur de la dissolution de l’identité nationale et religieuse face aux revendications de reconnaissance et d’égalité des Kurdes, des alévis, des femmes, plus une certaine crainte de l’Occident et, aussi, la nostalgie des grandeurs perdues d’antan.
Turquie profonde sunnite-nationaliste
Pourtant l’opposition s’est présentée unie derrière le leader du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, qui a réussi à former une alliance comprenant différentes tendances politiques allant de la social-démocratie à la droite nationaliste et libérale, plus un courant islamiste anticorruption. Réunis au sein de l’Alliance de la nation, les six partis politiques qui regroupent la diversité de l’échiquier sociopolitique du pays ont tenté de mettre des bâtons dans les roues de la stratégie politique traditionnelle d’Erdogan : provoquer la polarisation de la société autour des questions ethniques, confessionnelles et culturelles, et l’obliger à se placer comme le leader de la majorité sociologique turque, sunnite, conservatrice.
Avec la décision du parti prokurde de gauche HDP d’appeler à voter en faveur de Kemal Kiliçdaroglu dès le premier tour, jamais un rassemblement aussi large et diversifié pour la démocratie n’a été réalisé dans l’histoire contemporaine de la Turquie. Ce qui donne son caractère référendaire à ces élections. Mais la forte mobilisation électorale (88,9 %, soit de deux points supérieure à l’élection précédente, en 2018) semble avoir été portée surtout par la vague d’extrême droite islamo-nationaliste. Elle a permis à celui qui dirige le pays depuis vingt ans de se présenter en tête au second tour.
Plus généralement, quand on prend aussi en compte les voix de la droite nationaliste au sein de l’alliance de l’opposition, et celles du troisième candidat nationaliste, dont les électeurs sont susceptibles de se reporter majoritairement sur Erdogan au second tour, on constate que l’espoir de la démocratisation est pris en tenaille par la Turquie profonde sunnite-nationaliste. Celle-ci s’inquiète de la présence du parti prokurde de gauche au Parlement, que la propagande du pouvoir assimile au Parti des travailleurs du Kurdistan et au terrorisme, et elle s’est cabrée devant la perspective qu’un alévi puisse devenir président.
Pour cette alliance anti-Erdogan, qui a réussi à atteindre un score certes insuffisant mais historiquement élevé, l’enjeu du second tour sera surtout de prouver sa résilience. Ce sera le signal de la capacité de l’autre Turquie à continuer de s’organiser et de résister à l’autocratie islamo-nationaliste. S’il est élu au second tour, Erdogan devra faire face à l’état lamentable dans lequel il a mis l’économie, mais aussi à la défiance de l’autre moitié de la Turquie.
Ahmet Insel, économiste, politiste et éditeur turc, auteur, avec Pierre-Yves Hénin, du National-capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie (Editions Bleu autour, 2021).