Si le président sortant n’a pas été élu au premier tour, il devance son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, de quatre points, de quoi aborder le second tour avec confiance. Loin du désaveu qu’annoncaient la plupart des instituts de sondage. Par Marie Jégo et Angèle Pierre dans Le Monde du 16 mai 2023.
Lendemain d’élections morose dans le quartier central de Çankaya, à Ankara, lundi 15 mai. L’abattement pouvait se lire sur le visage des partisans de l’opposition. Bouillonnant de vie il y a encore quelques jours, le bureau de campagne du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), installé sur la longue avenue Tunali-Hilmi, est désormais bien vide. Au-delà de la déception, une question revient en boucle dans les discussions : alors qu’une douzaine d’enquêtes d’opinion le donnaient perdant contre son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, comment le président Recep Tayyip Erdogan a-t-il pu arriver en tête de l’élection présidentielle ?
Environ 89 % des inscrits ont participé au double scrutin, présidentiel et législatif, qui s’est tenu dimanche. Lundi, le président du Haut Conseil électoral (YSK), Ahmet Yener, a annoncé les résultats officiels du premier tour de la présidentielle. Le dépouillement des 60,7 millions de voix dans le pays était achevé, la saisie des derniers résultats des urnes arrivées de l’étranger (1,4 million de votes exprimés) ayant permis d’arrêter les chiffres de façon définitive. Il y a donc eu 49,51 % des voix pour Recep Tayyip Erdogan, 44,88 % pour Kemal Kiliçdaroglu et 5,1 % en faveur de l’outsider Sinan Ogan.
Ce résultat n’est pas une franche victoire, mais pas non plus une défaite pour M. Erdogan, autocrate islamo-conservateur aux manettes du pays depuis vingt ans. S’il n’a pas été élu dès le premier tour, contrairement aux précédents scrutins présidentiels – en 2014 et en 2018 –, le chef de l’Etat sortant peut aborder en toute confiance le second tour, prévu le 28 mai. Non seulement il a plus de deux millions de voix d’avance sur son rival mais, à l’issue des législatives de dimanche, son parti de la Justice et du développement (AKP), que les sondages disaient à la peine, conserve son emprise sur le Parlement.
Kiliçdaroglu, « le candidat le plus fragile » face à Erdogan
La coalition formée par l’AKP et ses alliés, notamment le Parti de l’action nationaliste (MHP, extrême droite), ont obtenu 322 sièges sur 600, contre 213 pour l’opposition unie et 63 sièges pour la coalition de la gauche pro-kurde. Fait surprenant, la coalition au pouvoir caracole en tête dans les régions du Sud-Est, touchées par le double séisme du 6 février, qui a fait officiellement 50 000 morts, en dépit des critiques proférées à l’endroit du gouvernement, accusé d’avoir manqué de réactivité et de coordination dans la gestion des secours. Ces autorités ont également été critiquées pour leurs négligences envers les normes antisismiques, la corruption, sans parler des scandales comme celui de la vente à la sauvette de tentes par le Croissant-Rouge turc (Kizilay), censé les distribuer gratuitement aux sinistrés qui en manquaient.
Malgré ces griefs, l’AKP affiche de beaux scores dans les zones sinistrées. Dans la région de Kahramanmaras, largement détruite, le président sortant caracole en tête avec 71,88 % des voix, tandis que l’AKP a obtenu 5 sièges sur 8 au Parlement. Dans la région du Hatay, elle aussi dévastée, il a reçu 50 % des votes et son parti a enregistré une toute petite baisse, recueillant 45 000 votes de moins qu’aux législatives de 2018.
Etrangement, la piètre situation économique (inflation à 44 % en avril en moyenne annuelle) n’a pas pénalisé M. Erdogan. « Les électeurs estiment que sa politique économique est un échec, mais ils ne voient pas non plus Kemal Kiliçdaroglu comme un homme politique capable de la résoudre », analyse Ozer Sencar, directeur de l’institut de sondages MetroPOLL, le seul à avoir donné, entre le 4 et le 7 mai, des scores identiques aux résultats annoncés mardi.
Selon lui, la formidable endurance du numéro un s’explique surtout par la faiblesse de son rival. « Voici deux ans que je répète que Kemal Kiliçdaroglu est le candidat le plus fragile face à lui », rappelle le sondeur. D’ailleurs, le président sortant, de confession sunnite, majoritaire en Turquie, s’est plus d’une fois gaussé de M. Kiliçdaroglu, pointant son identité alévie, un courant minoritaire de l’islam. Et comme M. Kiliçdaroglu est aussi kurde, soutenu de surcroît par le parti HDP pro-kurde, M. Erdogan n’a eu de cesse de suggérer qu’il était de mèche avec les « déviants » LGBT, ou qu’il était à la botte du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mensonge grossier, pris néanmoins pour argent comptant par de nombreux Turcs nationalistes.
Succès pour les ultranationalistes
Le nationalisme a le vent en poupe, à en juger par le bon score à la présidentielle de Sinan Ogan, un politique jusqu’ici inconnu du grand public, qui a recueilli 5,1 % des voix. Cet ancien du MHP a un programme qui tient en deux lignes : renvoyer les réfugiés syriens (3,6 millions) chez eux et empêcher les Kurdes de Turquie (entre 15 et 18 millions de personnes) d’avoir la moindre représentation politique. Bien qu’il n’ait pas donné de consigne de vote pour le 28 mai, un report de ses voix en faveur du candidat de l’opposition semble peu probable.
Succès aussi pour les ultranationalistes du MHP, le partenaire de coalition de l’AKP, qui, aux législatives, améliore son score précédent, avec 11 % des suffrages. C’est grâce aux sièges obtenus par le MHP et les autres partenaires de la coalition présidentielle, les islamistes de Yeniden Refah et ceux du Hüda-Par, que l’AKP obtient la majorité au Parlement. Sans cet apport, le parti dirigé par M. Erdogan est en léger recul, avec 267 sièges seulement.
La synthèse islamo-nationaliste semble avoir de beaux jours devant elle. Le système de coalition lui offre une certaine élasticité. « Il existe une forte porosité entre le vote AKP et le vote MHP, précise Ozer Sencar. Les voix qui avaient été transférées à l’AKP lors du scrutin précédent [en 2018] sont tout simplement revenues au MHP. »
Le bon résultat du MHP est d’autant plus inattendu que le parti était décrit par les analystes comme affaibli et divisé, surtout après l’assassinat, en décembre 2022, de l’un de ses anciens cadres, Sinan Ates, tué par balles pour avoir dénoncé la collusion du parti avec des trafiquants de drogue.
« Erdogan a joué avec le feu sans se brûler »
L’autre clé susceptible d’expliquer le succès persistant de M. Erdogan dans les urnes tient au système clientéliste qu’il a mis en place, abreuvant son électorat de subventions, d’augmentations, de cadeaux en échange de sa loyauté lors du vote. On a ainsi vu le chef de l’Etat sortant distribuer en personne, dimanche, des billets de 200 livres turques (10 euros) à des enfants aux abords du bureau de vote d’Usküdar, où il a l’habitude de mettre son bulletin dans l’urne.
Pour séduire les ménages appauvris par l’inflation, il a augmenté les salaires, abaissé l’âge de la retraite, subventionné les factures de gaz et d’électricité. Enfin, comme à chaque élection, il a pris soin de courtiser les confréries religieuses, qui sont de grands réservoirs de votes. Habilement, il a fait campagne, non pas sur l’économie en berne, mais sur l’exaltation de la fierté nationale.
Tout était axé sur les récentes réalisations militaires et technologiques, le nouveau porte-aéronefs Anadolu (construit selon des plans espagnols), le char Altay (doté d’un moteur sud-coréen), la nouvelle voiture électrique Togg (dessinée par le designer automobile turc Murat Günak et la firme italienne Pininfarina). Le palais présidentiel a d’ailleurs reçu livraison d’une Togg que la première dame, Emine Erdogan, a été invitée à tester sous l’objectif des caméras. « Tout le monde devrait l’acheter ! », s’est-elle exclamée, oubliant que son prix, 953 000 livres turques (soit plus de 46 000 euros), n’est pas à la portée de toutes les bourses en Turquie.
En réalité, l’économie s’annonce comme la rivale la plus sérieuse de M. Erdogan à l’avenir. « La Turquie est confrontée à un énorme déficit de la balance des paiements, avec des besoins bruts de financement extérieur de près de 220 milliards de dollars [202 milliards d’euros], un déficit du compte courant de 50 milliards de dollars et une dette à court terme de 180 milliards de dollars. Les réserves de la banque centrale avoisinent les 100 milliards de dollars, insuffisantes pour combler le vide », estime l’économiste Timothy Ash, spécialiste des marchés émergents, dans une note publiée par le Centre d’analyse des politiques européennes Jusqu’ici, écrit-il, « M. Erdogan a joué avec le feu sans se brûler », mais sa politique monétaire non orthodoxe, qui renforce l’inflation, est un jeu risqué pour lui et pour la Turquie.
Par Marie Jégo et Angèle Pierre dans Le Monde du 16 mai 2023.