Le chef d’Etat sortant, qui était devancé dans les sondages par son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, sort finalement en tête du premier tour de la présidentielle. Avec 49,4 % des suffrages, il est en mesure de décrocher un troisième mandat d’affilée. Par Nicolas Boursier & Marie Jégo dans Le Monde du 15 mai 2023.
La journée a commencé dans le calme et sous un beau soleil de printemps, elle s’est terminée dans la confusion et la nuit la plus noire. Il a fallu attendre près de minuit pour se rendre à cette double évidence : pour la première fois de sa carrière, le président sortant Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans, n’a pas remporté l’élection dès le premier tour, recueillant 49,4 % des suffrages. Son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, contrairement aux prévisions de la quasi-totalité des sondages qui le donnaient en tête ces dernières semaines, arrive en deuxième position, avec 45 %. Un second tour aura donc lieu le 28 mai.
Cette élection est déterminante pour savoir non seulement qui dirigera la Turquie, mais aussi quelle sera l’orientation de politique étrangère de cette puissance régionale de 85 millions d’habitants, notamment dans ses relations avec ses alliés traditionnels et avec la Russie.
Les résultats disent à quel point la Turquie est polarisée. M. Erdogan se présente en position de force au second tour, alors que les résultats préliminaires des élections législatives qui se sont déroulées le même jour donnent à l’alliance au pouvoir – le Parti de la justice et du développement (AKP) et son allié, le Parti de l’action nationaliste (MHP) – une majorité parlementaire.
Le MHP, la formation d’extrême droite de Devlet Bahceli, l’allié indispensable d’Erdogan, a visiblement fait le plein de ses voix, contrairement à ce qu’avaient annoncé la plupart des sondages et enquêtes de terrains. Par ailleurs, l’alliance au pouvoir a fait mieux que ce à quoi on pouvait s’attendre dans les régions touchées par le tremblement de terre en février, atteignant même des résultats extrêmement élevés dans les villes de Kahramanmaras, Gaziantep et la région du Hatay.
Pour expliquer la résistance inattendue du champion de l’islamo-conservatisme, plusieurs raisons sont avancées. Soner Çagaptay, expert de la Turquie au Washington Institute, estime que les musulmans conservateurs ont pu avoir, malgré ce qui a pu être dit et écrit, des réserves à voter pour un candidat comme Kemal Kiliçdaroglu, qui a revendiqué son alévisme, un courant religieux turc minoritaire, hétérodoxe et longtemps stigmatisé. La force indéniable d’Erdogan, qui a maintes fois démontré son habileté à utiliser les ressources de l’Etat à son avantage, a sûrement joué aussi. Le chef de l’Etat s’est doté d’un vaste réseau d’influence dans le secteur des entreprises, créant des liens de clientélisme et de dépendance importants, d’autant plus vitaux dans certaines régions que la situation économique et sociale y est préoccupante.
La mainmise du camp présidentiel sur les médias est un autre facteur d’explication. Près de 90 % des chaînes de télévision sont entre les mains de proches du chef de l’Etat. Cette semaine, on a appris que le temps de parole alloué aux candidats à la présidentielle, entre 1er avril et le 11 mai, sur la chaîne publique TRT, avait été de quarante-huit heures pour le président sortant et d’à peine trente-deux minutes pour son rival, M. Kiliçdaroglu.
« Il faut rester calme »
Dès dimanche matin, l’affluence était grande dans les quelque 192 000 bureaux de vote du pays. Toute la journée, les urnes se sont remplies de grosses enveloppes couleur moutarde déposées par des électeurs qui ont attendu plusieurs heures dans les files indiennes qui serpentaient sur des dizaines et dizaines de mètres devant les salles de classe des écoles transformées en bureaux de vote. Le taux de participation, non communiqué officiellement, a été estimé à 88 %, un record. Globalement, le vote s’est déroulé dans le calme.
C’est ensuite, au moment du décompte des voix, que la machine a commencé à se dérégler, transformant la soirée électorale en une guerre des nerfs. Fidèle à une tactique largement éprouvée par le passé, l’agence de presse officielle Anadolu a projeté une victoire du président sortant Erdogan avec plus de 50 % des voix, tout de suite après la fermeture des bureaux de votes. Dans l’attente des résultats de la commission électorale, les deux camps se sont ensuite livrés une bataille de chiffres, enjoignant leurs observateurs respectifs à rester sur les lieux de dépouillement « jusqu’au bout ». Autant la formation au pouvoir, l’AKP que le Parti républicain du peuple (CHP) de Kemal Kiliçdaroglu ont, chacun à leur tour, revendiqué la victoire.
A 19h45, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, et le maire d’Ankara Mansur Yavas, deux des piliers de l’opposition, apparaissent une première fois à la télévision. Leur mine est grave. « Ne tenez pas compte des chiffres d’Anadolu, lance l’édile de la capitale économique du pays. Comme pour les élections municipales d’Istanbul en 2019 [qui avaient été annulées en mars avant d’être remportées haut la main deux mois plus tard], l’agence falsifie la réalité, elle n’est plus crédible. » A peine une heure plus tard, il reviendra, la mine un peu plus enjouée, pour rassurer les électeurs. Entre-temps, Kemal Kiliçdaroglu a affirmé, « nous sommes en tête ».
C’est le moment que choisi Ali Ihsan Yavuz, responsable AKP, pour annoncer que son parti a intenté plusieurs recours et demandé le recompte de nombreuses urnes. On parle alors de 10 000 boîtes principalement localisées dans des bastions du CHP, comme certains arrondissements d’Istanbul ou d’Izmir. « Il faut rester calme, a-t-il souri, nous avons jusqu’à mardi aux yeux de la loi, nous avons le temps. Vous avez des observateurs [dans les bureaux de vote], nous aussi. » En retour, les responsables du parti kémalistes ont rapporté que certaines urnes avaient été recomptées sept fois, d’autres onze fois. « C’est de l’obstruction ! », a lâché un élu.
Peu après 22 heures, le président Recep Tayyip Erdogan écrit sur son fil Twitter : « Les élections qui se tiennent en paix sont l’expression de la maturité démocratique de notre pays. Annoncer prématurément des résultats alors que le décompte bat encore son plein est une usurpation de la volonté nationale. » Quelques minutes plus tard, le président du Haut Conseil électoral, visiblement nerveux, annonce que seuls 47,08 % des votes ont été introduits dans le système du décompte national et à peine 12 % des urnes provenant de l’étranger.
Il n’empêche, les chiffres sont têtus. Vers 23 heures, d’après les principales chaînes de télévision, on comprend qu’il y aura bien un second tour. Lorsque Erdogan prend enfin la parole à Ankara, vers 2 heures du matin, du haut du balcon du siège de l’AKP, la place est noire de monde.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Elections en Turquie : « Micro libre », l’émission sur YouTube qui fait basculer l’opinion des jeunes Ajouter à vos sélections
Ajouter à vos sélections
Il annonce clairement être « en tête » de la présidentielle, mais se dit prêt à « respecter » un second tour s’il est nécessaire. « Nous respectons ce scrutin et nous respecterons la prochaine élection », assure-t-il. Se voulant rassurant, il répète : « Nous ne savons pas encore si l’élection est terminée avec ce premier tour, mais si le peuple nous emmène au second tour, nous le respecterons. » Nouveaux applaudissements.
« Peu importe le résultat, 27 millions de personnes ont préféré voter pour nous », poursuit-il, revendiquant la « majorité » des 600 sièges au Parlement avec son allié du MHP. Il en profite pour fustiger à nouveau son rival. « Le peuple a choisi la stabilité et la sécurité lors de cette élection présidentielle. Il n’a pas choisi ceux qui ont négocié avec les terroristes, il n’a pas voté pour ceux qui prennent leurs ordres de Kandil [la base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, dans le nord de l’Irak] ».
L’inquiétude des marchés
A 3 heures du matin, Kemal Kiliçdaroglu prend enfin la parole, entouré des six représentants de sa coalition ainsi que des deux maires charismatiques d’Istanbul et d’Ankara. Le rival d’Erdogan est debout, il tente d’élever la voix, mais la flamme n’y est plus. « Nous allons gagner, veut-il croire. On ne gagne pas du haut d’un balcon ».
Il promet la victoire de son camp « au second tour ». « Erdogan n’a pas pu obtenir le résultat qu’il escomptait en dépit de toutes les insultes proférées à mon encontre. Il n’a pas obtenu le vote de confiance qu’il escomptait. La perte des voix de l’AKP [comparé aux anciens scrutins] en est la preuve. » Son intervention a duré trois minutes.
Le très bon score d’Erdogan, qui sort en tête du premier tour et semble en mesure de décrocher un troisième mandat d’affilée, a été perçu comme une mauvaise nouvelle par les marchés. La perspective de deux semaines supplémentaires d’incertitude, jusqu’au deuxième tour prévu le 28 mai, risque de peser sur la livre turque, qui s’est affaiblie lundi matin par rapport aux devises fortes (dollar et euro). La monnaie turque est sous pression depuis qu’Erdogan a mis en place une série de politiques peu orthodoxes, en baissant les taux d’intérêt pour stimuler la croissance alors même que l’inflation augmente.
Par Nicolas Boursier & Marie Jégo dans Le Monde du 15 mai 2023.