Le 14 mai, près de 60 millions de Turcs sont appelés aux urnes pour élire leur président. Recep Tayyip Erdogan, l’homme fort du pays, est candidat à sa réélection. Gestion du séisme, crise économique… le « sultan » est donné perdant dans les sondages. Retour sur vingt ans d’un règne sans partage. Par Tifenn Clinkemaillié dans Les Echos du 14 mai 2023.
Tribun hors pair et véritable animal politique, Recep Tayyip Erdogan dirige, depuis deux décennies, la Turquie d’une main de fer. Celui qui se rêve en « sultan » du monde musulman est en lice pour un troisième mandat présidentiel. S’il a transformé le pays comme seul Mustafa Kemal Atatürk – le fondateur de la République – l’a fait avant lui, le président affronte aujourd’hui de multiples crises.
Dérive autoritaire, crise économique, inflation galopante, gestion des séismes contestée… l’élection présidentielle du 14 mai – cent ans après la création de la République – s’annonce périlleuse pour Erdogan. D’autant que son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, fait la course en tête dans les sondages d’intentions de vote. Jamais le pouvoir de l’homme fort de la Turquie n’avait été autant menacé. Retour, en dix dates clés, sur un règne sans partage.
· 1994, la mairie d’Istanbul comme tremplin politique
1953, Kasimpasa : Recep Tayyip Erdogan naît dans un quartier historique d’Istanbul. Ses parents sont originaires de Rize, une région de la mer Noire. Arrivé dans la mégalopole, son père est capitaine de bateau sur le Bosphore.
Eduqué dans un lycée religieux, Erdogan se targue souvent de ses origines modestes. Un temps vendeur de rue puis footballeur professionnel déçu, il s’engage très tôt en politique dans la mouvance islamiste.
C’est en 1994 que se présente à lui le tremplin politique rêvé. A l’issue d’une campagne axée sur la lutte contre la corruption, il est élu maire d’Istanbul sur la liste du Parti islamiste de la prospérité (Refah).
Le jeune homme s’attelle à réorganiser la vie dans la mégalopole de 12 millions d’habitants, accrochée entre l’Europe et l’Asie. Plusieurs belles réussites lui reviennent : les coupures d’électricité ou d’eau se font plus rares et de grands projets d’infrastructures sont réalisés, à l’instar du métro.
Rapidement, ses ambitions dépassent les limites de la ville. Mais la Turquie des années 1990 reste majoritairement laïque, et l’armée veille sur les institutions. En 1998, celui qui dit agir au nom d’Allah est condamné pour incitation à la haine et écope d’une peine d’inéligibilité de cinq ans.
· 2001, fondation de l’AKP
Erdogan change alors de stratégie et ne se confronte plus directement aux institutions laïques. Il prend ses distances avec les figures islamistes turques et prône un certain libéralisme économique.
En 2001, Recep Tayyip Erdogan fera partie des fondateurs de l’Adaletet ve Kalinma Partisi (AKP), un parti porteur d’un islam politique modernisé, qui met en avant la lutte contre la corruption et son attachement à la démocratie. Cette stratégie se révèle payante. Le 3 novembre 2002, l’AKP remporte une écrasante victoire aux législatives. Toujours sous le coup d’une peine d’inéligibilité, Erdogan voit le poste de Premier ministre lui échapper. Son bras droit, Abdullah Gül, est nommé.
· 2003, Erdogan Premier ministre
En 2003, après avoir été amnistié pour avoir récité un poème religieux en public, « RTE » accède à la fonction politique alors la plus importante en Turquie : celle de Premier ministre.
La synthèse islamo-libérale qu’il prône relance l’ascenseur social. Dans les années 2000, la Turquie connaît une croissance économique exceptionnelle, une nouvelle classe moyenne émerge et la nouvelle livre est introduite le 1er janvier 2005.
Recep Tayyip Erdogan milite, en outre, pour l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne. Animé d’un élan réformateur, l’AKP vote une série de mesures allant dans ce sens, dont l’abolition de la peine de mort.
· 2007, contrôle de tous les rouages du pouvoir
En avril 2007, le mandat du président kémaliste Ahmet Necdet Sezer arrive à son terme. Abdullah Gül, bras droit d’Erdogan, se porte alors candidat à sa succession.
Il échoue mais l’épisode fait réagir. Le président étant garant de la laïcité dans le pays, l’accession d’un islamo-conservateur à la présidence inquiète l’armée. Des manifestations géantes éclatent.
En août 2007, après de nouvelles élections législatives, le Parlement élit finalement Abdullah Gül président. Il devient le premier responsable de la mouvance islamiste à accéder à la magistrature suprême.
Conforté par des victoires électorales régulières, l’AKP assume une identité plus ouvertement conservatrice. Les responsables du parti font ainsi la promotion de la prière, du ramadan ou de la ségrégation sociale des sexes. Dans le même temps, le système éducatif religieux se développe. Sur le plan international, l’AKP noue à partir de 2011 des alliances avec tous les partis politiques arabes issus de la sphère des Frères musulmans.
Le parti neutralise progressivement tous ses adversaires historiques. L’armée est visée par des procès sanctionnant de pseudo-tentatives de coup d’Etat. Les partis d’opposition, plus particulièrement les partis prokurdes, sont stigmatisés ou interdits.
· 2013, le pouvoir ébranlé
En mai 2013, une crise que personne n’a vu venir éclate. La municipalité d’Istanbul prévoit de raser le parc Gezi, l’un des rares espaces verts au coeur de la mégalopole. Des militants écologistes organisent un sit-in pour exprimer leur mécontentement. La manifestation est violemment réprimée par la police.
C’est le point de départ de plus d’un mois de manifestations à travers le pays contre la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan. A la fin de la même année, un grave scandale de corruption implique des ministres du gouvernement et jusqu’au propre fils d’Erdogan. Trois ministres doivent démissionner. L’exécutif voit derrière ces révélations l’oeuvre de Fethullah Gulen : un imam réfugié aux Etats-Unis et dirigeant d’une influente confrérie religieuse. Erdogan se brouille avec cet ancien soutien fidèle.
· 2014, Recep Tayyip Erdogan président
Le mouvement de contestation n’empêche pas Recep Tayyip Erdogan d’être élu président, le 10 août 2014. Pour la première fois, l’élection se déroule au suffrage universel direct. Il remporte l’élection dès le premier tour, avec plus de 52 % des suffrages.
Jusque-là les pouvoirs du président étaient largement honorifiques mais Erdogan ne cache pas sa volonté de les renforcer, au prix d’une réforme de la Constitution. Quelques mois plus tard, il inaugure sa nouvelle résidence à Ankara. L’édifice est raillé pour son coût exorbitant (491 millions d’euros) et sa taille démesurée (200.000 mètres carrés).
L’année qui suit crée la stupeur en Turquie. Le 7 juin 2015, pour la première fois depuis 2002, l’AKP perd la majorité absolue au Parlement. Le résultat est un camouflet pour Erdogan, qui espérait remporter une large victoire pour modifier la constitution. En novembre, le parti organise de nouvelles élections, qu’il remporte. Mais le répit s’annonce de courte durée.
Sur le plan international, un rapprochement s’opère entre Ankara et l’UE, à la faveur de la crise des réfugiés qui fuient la Syrie. En mars 2016, Ankara et l’UE concluent un accord qui permettra de réduire considérablement les arrivées de migrants en Europe.
· 2016, une tentative de coup d’Etat ratée
Nouvelle situation de crise pour Erdogan. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, une tentative de coup d’Etat, par une faction de l’armée, bouleverse la situation politique en Turquie.
Les deux ponts d’Istanbul sur le Bosphore sont bloqués, les putschistes déploient des tanks à l’aéroport Atatürk et prennent le contrôle de la télévision publique.
Plus de 250 personnes perdent la vie, 1.500 autres sont blessées. L’épisode est imputé par Ankara au prédicateur Fethullah Gulen, installé aux Etats-Unis, qui nie toute implication.
Recep Tayyip Erdogan profite de l’occasion pour mettre le pays sous contrôle total et instaure l’état d’urgence. Dans les mois qui suivent, des purges d’une ampleur inédite vont viser les partisans du prédicateur, la mouvance prokurde et les médias. Plus de 140.000 personnes seront limogées ou suspendues et plus de 50.000 arrêtées dans l’armée, les services de sécurité, la justice ou l’éducation.
· 2017, les pleins pouvoirs
L’année suivante, Recep Tayyip Erdogan parvient finalement à faire voter, par un référendum adopté à une courte majorité, sa réforme constitutionnelle. Celle-ci transforme le régime parlementaire du pays en régime présidentiel.
Le poste de Premier ministre est supprimé et remplacé par un poste de vice-président. Les pouvoirs du président seront considérablement renforcés. Erdogan est candidat à sa réélection.
· 2018, réélection à la présidence
Le climat politique se tend inexorablement. Les élections respectent de moins en moins les normes européennes. Mais Recep Tayyip Erdogan continue de les gagner. Il peut compter sur un électorat fidèle d’au moins un tiers de la population.
Pour consolider sa base, en 2018, le cofondateur de l’AKP fait alliance avec l’extrême droite du parti MHP (Milliyetçi Hareket Partisi). Il est réélu en juin, dès le premier tour, avec 52,6 % des voix.
L’opposition, l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et l’OSCE dénoncent des conditions « inéquitables » de campagne. Le traitement médiatique est favorable au président réélu et il bénéficie notamment d’aides publiques.
Les succès du parti tiennent principalement à sa capacité à adapter le traitement de la question religieuse. L’islam est devenu une force de mobilisation politique. Sur le plan économique, le tableau se noircit après l’élection de 2018. Depuis, le revenu par habitant régresse.
La guerre en Ukraine n’améliore pas la situation. En Turquie, l’inflation atteint 55 % sur un an en février 2022. Conséquence de la politique très décriée du président, qui refuse de relever le taux directeur de la banque centrale turque, la livre s’effondre. Il faut aujourd’hui près de 20 livres turques pour atteindre 1 dollar américain .
· 2023, un séisme meurtrier
Dans ce climat, l’élection s’annonce tendue pour l’homme fort de la Turquie. D’autant que s’il remontait dans les sondages à l’automne, le séisme qui touche la Turquie et la Syrie le 6 février change la donne.
Recep Tayyip Erdogan est tenu responsable, par ses détracteurs, du terrible bilan humain du tremblement de Terre : près de 50.000 ont perdu la vie dans le pays. Le drame touche des provinces où Erdogan a toujours bénéficié d’un large soutien.
Le séisme met en outre en évidence un manque de prévention mais aussi les faiblesses des politiques publiques. Le président demande « pardon » pour les retards dans l’arrivée des secours. A un mois de l’élection, le principal opposant, Kemal Kiliçdaroglu , était crédité de 54,6 % des intentions de vote au second tour face au président Recep Tayyip.