Pour les Occidentaux, la possibilité d’un monde sans le «reis» Erdogan – Hala Kodmani / LIBERATION

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L’hypothèse de la défaite d’Erdogan, devenu incontournable sur la scène internationale, donne l’espoir d’une nouvelle ère de la diplomatie turque. Son principal rival promet de relancer le dialogue avec l’UE. Par Hala Kodmani, Libération du 12 mai 2023.

A peine rétabli d’une «grippe» qui l’avait obligé à suspendre pendant quelques jours sa campagne fin avril, Recep Tayyip Erdogan a dénoncé dans une interview télévisée «le racisme, l’islamophobie et la discrimination qui se propagent comme des cellules cancéreuses dans l’ensemble de l’Occident». Il s’en est pris surtout à l’Allemagne, où plusieurs attaques néonazies ont fait entre autres des victimes turques, et a dit envisager de poursuivre l’Etat allemand devant la justice internationale pour complicité dans ces crimes racistes. Cela faisait longtemps que le président turc n’avait pas lancé ce genre de diatribe visant les pays occidentaux et leurs dirigeants. Dans le florilège de ses déclarations provocantes, on se souvient qu’il avait invité Emmanuel Macron à «faire examiner sa santé mentale»et dénoncé les «pratiques nazies» de l’Allemagne.

Mais il semble qu’il ait laissé de côté ce registre pour insister sur d’autres sujets de préoccupation prioritaires dans la campagne pour sa réélection, qui s’annonce bien plus incertaine que les précédentes. La perspective de voir remplacé le leader turc que les Occidentaux adorent détester, et réciproquement, suscite un espoir non dissimulé en Europe comme aux Etats-Unis. Le président américain Joe Biden a même franchement déclaré sa préférence pour le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu. La disparition éventuelle de la scène mondiale de celui qui est devenu en vingt ans la bête noire ou la tête de Turc des Occidentaux, marquerait un tournant tant Erdogan s’est illustré par une omniprésence dans les dossiers chauds régionaux et internationaux.

«Médiateur et perturbateur»

La guerre en Ukraine offre l’exemple le plus récent et significatif du jeu à la fois opportuniste et équilibriste déployé par le président turc dans cette crise internationale majeure. Alors qu’il a vendu à l’Ukraine des drones de fabrication turque, très efficaces au début de l’invasion russe, Erdogan a su maintenir ses relations privilégiées avec Vladimir Poutine. Il a refusé de respecter les sanctions occidentales contre Moscou et continue de s’approvisionner en hydrocarbures russes, menacés d’embargo européen. Erdogan a surtout réussi à négocier avec les deux belligérants un accord sur l’exportation à travers la mer Noire des céréales ukrainiennes, vitales pour beaucoup de pays du Moyen-Orient comme pour l’économie ukrainienne. «En s’imposant comme médiateur entre Poutine et Zelenskyil a acquis une aura internationale, faisant de lui le premier bénéficiaire de la guerre en Ukraine» considère Jana Jabbour, spécialiste de la diplomatie turque dans un article récent publié par le centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po. «Le président turc a consolidé son pouvoir en jouant à la fois le rôle de médiateur et de perturbateur à l’international», indique la chercheuse.

Avant l’Ukraine, la Turquie a multiplié les interventions musclées ces dernières années sur différents terrains de conflit, souvent en opposition aux positions occidentales. «Le renforcement de l’interventionnisme agressif de la Turquie dans la région s’est fait dans une politique d’éloignement de ses alliés de l’Otan», note Nicolas Monceau, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Bordeaux. L’auteur de Turquie : un dilemme européen ? (éditions de l’Aube, 2021), rappelle les opérations militaires d’Ankara entre 2016 et 2019 contre les forces kurdes en Syrie, condamnées par l’UE et les Etats-Unis. Mais aussi le soutien militaire au gouvernement de Tripoli en Libye entre 2018 et 2020, la crise en Méditerranée orientale face à la Grèce à propos des ressources en hydrocarbures qui a failli dégénérer en confrontation maritime directe avec un pays de l’UE, ou encore le conflit du Haut-Karabakh, où la Turquie a soutenu l’Azerbaïdjan face à l’Arménie, notamment en lui fournissant des drones.

Si la rhétorique belliqueuse d’Erdogan accompagne ces dernières années une politique extérieure agressive, il n’en a pas toujours été ainsi depuis 20 ans. «Il y a eu une évolution très nette entre la première et la deuxième décennie de pouvoir de l’AKP, souligne Nicolas Monceau. Jusqu’en 2010, on a assisté à la poursuite d’une diplomatie classique avec pour objectif prioritaire l’adhésion à l’Union européenne, et pour constante la fidélité au camp pro-occidental et à l’Otan». Le tournant a été inspiré par l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davotuglu, devenu ensuite Premier ministre d’Erdogan avant de rompre avec lui, jusqu’à intégrer aujourd’hui sa nouvelle formation dans la coalition de l’opposition. «La nouvelle politique turque, comme on l’a qualifiée, reposait sur une diversification des partenariats régionaux et internationaux de la Turquie et un éloignement des alliés traditionnels, notamment de l’Europe, avec laquelle les négociations d’adhésion étaient bloquées», poursuit Nicolas Monceau.

Changement radical

La politique étrangère est très présente dans la campagne et l’opposition fait valoir sa différence avec Erdogan, promettant un changement radical d’orientation. L’amélioration des relations avec les Occidentaux et la fin de l’interventionnisme, surtout militaire, figurent en tête des points de rupture. «Notre objectif est d’œuvrer pour être membre à part entière de l’Union européenne», lit-on dans le programme de la coalition. Les premiers pas espérés étant la levée des visas d’entrée dans les pays de l’UE pour les citoyens turcs et l’évolution de l’accord de coopération douanière.

«La relance du dialogue avec l’UE sur une base plus respectueuse de la démocratie et de l’Etat de droit est une priorité de l’opposition, autant que la réforme de la politique intérieure revenant sur le système très présidentiel instauré par Erdogan», note Nicolas Monceau. Le retour à «une diplomatie institutionnalisée» et moins personnalisée devrait également améliorer également les relations avec les alliés de l’Otan, avec une possible levée, en cas de victoire de Kiliçdaroglu, du veto turc à l’adhésion de la Suède à l’alliance militaire. Toutefois, tempère le spécialiste, «deux constantes liées à la géopolitique ne devraient pas changer : la position sur Chypre et les relations avec la Russie qui touchent aux intérêts majeurs de la Turquie, notamment sa dépendance énergétique».

«Beaucoup en Occident semblent espérer que les Turcs vont enfin remplacer Recep Tayyip Erdogan et l’AKP par un leadership libéral plus accommodant, qui changera en profondeur les politiques intérieures et internationales du pays», souligne l’analyste Marwan Bishara dans sa dernière chronique, publiée sur le site d’Al-Jezira. «Cela pourrait se révéler comme un vœu pieux. Car même si Erdogan perd les élections, son héritage risque fort de perdurer», conclut l’auteur, pour qui le rival d’Erdogan, s’il est élu, «maintiendra probablement la posture active de la Turquie au niveau régional et international».

Par Hala Kodmani, Libération du 12 mai 2023.

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