A l’approche des élections présidentielle et législatives du 14 mai, dans la ville de Gölcük, la formation d’extrême droite MHP, alliée majeure du parti au pouvoir, l’AKP, ne fait plus recette écrit Nicolas Bourcier dans le Monde du 6 mai 2023
Difficile d’imaginer endroit plus triste que cette étroite jetée de pierres, fouettée par les vents gris et les eaux polluées des usines alentour.Ici, à l’extrême pointe de Gölcük, cité portuaire perdue dans l’interminable coulée urbaine d’Istanbul, entre Kocaeli et Bursa – deux des principaux fiefs électoraux du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président Recep Tayyip Erdogan –, la pluie n’est pas la seule raison de l’ambiance désolée. Aucune affiche, pas de panneau de campagne. Les élections générales du 14 mai qui enflamment la Turquie semblent à des années-lumière.
Planté là, tout en aplomb, un obélisque de marbre noirest érigé à la mémoire d’un des événements les plus tragiques de l’histoire turque. Le gigantesque tremblement de terre du 17 août 1999 a eu lieu ici même, affectant toute la région, avec pour épicentre Gölcük, située sur cette longue faille anatolienne qui tient entre parenthèses le pays d’ouest en est, puis vers le sud jusqu’à la province du Hatay. La catastrophe avait entraîné la mort de plus de 17 000 personnes, selon les donnéesofficielles ; un chiffre longtemps minoré par les dirigeants de l’époque et encore aujourd’hui largement sous-estimé, selon la plupart des témoins sur place.
Terrible ironie du destin, le séisme avait été l’un des marchepieds vers le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, l’actuel chef de l’Etat. A peine sorti de prison, trois semaines auparavant, après avoir purgé une peine pour avoir repris une citation d’un poète nationaliste, l’ancien maire d’Istanbul n’avait alors cessé de critiquer les dirigeants pour leur impréparation, imputant tous les maux dont souffrait le pays à la corruption généralisée et aux institutions éloignées des préoccupations de la population. Des critiques aujourd’hui reprises quasi à l’identique par l’opposition contre le pouvoir en place depuis le tremblement de terre dévastateur du 6 février à Maras et Hatay, et dont le bilan s’élève à plus de 50 000 morts.
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Sur le marbre du monument est inscrite une injonction contre l’oubli, un appel à ne pas effacer des mémoires les « martyrs » de la catastrophe de 1999. Le terme utilisé est fort. En turc, les sehitleri portent une connotation toute particulière, lourdement chargée de sens religieux et de symbole politique. Les policiers, soldats et civils turcs tombés sous les balles des putschistes du 15 juillet 2016 ont été nommés de la sorte par la phraséologie officielle. Systématiquement, les soldats morts au combat dans les affrontements avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) obtiennent ce statut de sehit. Une distinction qu’octroient également les islamistes radicaux pour ceux qui tuent les « mécréants ».
Tournant idéologique
L’obélisque a été érigé en 2007, en pleine période faste de l’AKP. Gölcük est alors solidement aux mains du parti, tout comme les agglomérations voisines étalées sur cette vaste région laborieuse, conservatrice et surtout profondément nationaliste depuis des lustres. C’est ici, dans ce qui a été le berceau de l’Empire ottoman, que le courant d’extrême droite, né en Turquie à la fin des années 1930 et violemment anticommuniste, se confond peut-être le mieux avec cette synthèse turco-islamique reprise par M. Erdogan et sa formation. Un habile mélange des genres où religion et nation ont permis au pouvoir d’encadrer et de définir l’identité turque par l’islam.
Avec l’alliance, officialisée en 2017, entre l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP) de Devlet Bahçeli, ex-vice-premier ministre et vieux routier de la politique turque, ce tournant idéologique s’est encore musclé et droitisé, l’AKP devenant de plus en plus nationaliste, et le MHP plus islamisé, prêt à faire toujours davantage de concessions sur la laïcité.
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Ajouter à vos sélectionsAffalé dans sa cuisine après une longue journée de labeur, Abdülhamit Orçan hausse légèrement les épaules à l’évocation de ce rapprochement. Survivant du tremblement de terre de 1999, il est à 40 ans ce que l’on appelle un ülkücü, un « idéaliste » de la cause ultra-nationaliste. Depuis tout jeune, il vote et milite à l’extrême droite, aux côtés du MHP fondé par le colonel Alparslan Türkes en 1965, mais aussi avec le petit Parti de la grande union (BBP), une formation extrémiste et islamisante. Lui-même a pris quelques galons au sein de ce milieu. Patriote, partisan d’un espace turcophone « des Balkans au Baïkal », ce père de deux filles ne renie pas certaines opérations coup de poing lorsqu’il s’agit de défendre les principes de l’organisation.
Profondément marqué par le séisme, Abdülhamit Orçan trouve le terme sehit un peu trop poussé pour les victimes de 1999. « Il faut savoir distinguer les choses, en politique comme dans la vraie vie. » Pendant des années, il a été plutôt tolérant avec M. Erdogan et son islamo-conservatisme des débuts. L’économie flamboyante portait le pays, « lui-même savait aussi s’entourer à l’époque », dit-il, avant d’ajouter : « Tout cela n’a plus cours aujourd’hui. »
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L’homme a pris ses distances. L’attelage MHP-AKP a fini, selon lui, par s’égarer dans une sorte de retour en arrière aux accents passéistes : « Il y a une réelle dérive et un risque d’ottomanisme que nous sommes nombreux à ne pas vouloir, souligne-t-il. Non seulement Bahçeli souffre de la perte de popularité d’Erdogan, mais il divise le parti et le réduit comme une peau de chagrin, à cause de sa proximité avec l’AKP. Le mouvement craque de toutes parts. Nous avons besoin d’un réel changement. »
Hémorragie de militants
Comme nombre de ses amis militants, insiste-t-il, Abdülhamit Orçan ne votera pas pour la coalition gouvernementale sortante.Il dit ne pas être indifférent aux propos de la très droitière Meral Aksener, ancienne ministre de l’intérieur et ex-MHP, désormais alliée avec l’opposition avec son Iyi Parti (Le Bon Parti). Il sait que de telles paroles sont risquées. Le 30 décembre 2022, le meurtre d’une balle dans la tête de Sinan Ates, 39 ans, figure de la relève des « Loups gris », a fini par plonger l’organisation dans une profonde crise interne.L’ancien responsable s’était montré critique envers la vieille garde du MHP et ne cachait plus ses amitiés avec Le Bon Parti.
L’assassinat a aggravé l’hémorragie de militants et écorné encore un peu plus l’image du mouvement. Une dégradation largement perceptible dans les derniers sondages, où la formation de Devlet Bahçeli n’atteint que péniblement les 5 % à 7 %.Même ici, dans ce fief, plusieurs enquêtes révèlent un net tassement de la coalition au pouvoir, avec surtout une chute du MHP, l’allié indispensable au maintien de l’AKP à la tête de l’Etat. Rien qu’à Bursa, le parti perd quasiment la moitié de ses intentions de vote. Signe des temps, la direction a décidé de ne pas faire campagne avec l’AKP d’Erdogan pour les élections parlementaires et de présenter ses propres candidats.
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« Trop tard », estime Raciye (elle n’a donné que son prénom). La cinquantaine, voilée, issue d’un milieu conservateur et nationaliste, cette mère de famille d’Izmit a elle aussi révisé ces dernières années son jugement par rapport au pouvoir en place. Survivante du séisme de 1999, elle a vécu plus de deux ans dans des conteneurs. Elle s’est ensuite engagée auprès d’ONG venues aider les populations locales en manque de soins psychiatriques. Un travail long et délicat. Raciye a ainsi observé en silence le virage autoritaire du pouvoir, le népotisme aussi, l’isolement de son chef et sa surenchère idéologique.
« Dès que j’ai vu les premières images du tremblement de terre de Maras, je me suis dit : “Mais où sont les militaires ?” Ici, en 1999, ils étaient là en quelques heures, nous avons même tous travaillé avec eux, main dans la main. Leur absence est tout simplement scandaleuse. » Elle aussi hausse les épaules : « Après, quand nous avons appris que le Croissant-Rouge turc vendait ses propres tentes à d’autres organismes de secours… c’en était trop. »
Comme d’autres, Raciye a décidé de voter pour l’opposition. Par lassitude, par colère aussi. « Je n’ai plus le goût à rien. Tout est devenu hors de prix et les jeunes n’ont qu’une envie : partir. » Et puis ceci : « Personne n’est heureux autour de moi, on ne se parle même plus avec les voisins, comme s’il y avait soudainement un gouffre entre nous tous. »
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