Une universitaire et autrice, Saime Tuǧrul, témoigne de son vécu au jour le jour en Turquie en cette période angoissante de pré-élections.
Lire l’article original en turc sur RADARGAZETE
La Turquie a connu un grand tremblement de terre le 6 février. Le deuxième tremblement qui a accompagné cette catastrophe a été celui de l’État turc. Alors qu’au cours des 21 années de règne de l’AKP, nous avons assisté jour après jour à l’effondrement de toutes les institutions de l’État (même si de toute façon elles n’étaient pas fort solides), le tremblement de terre a permis de constater une fois de plus à quel point elles étaient ruinées. A tel point qu’il s’est passé des jours sans que nous puissions fermer la bouche à cause des nouvelles qui nous laissaient bouche « bée » de stupeur tous les matins.
Près de trois mois se sont écoulés depuis le tremblement de terre de Kahramanmaraş-Malatya. Que n’avons-nous pas vu pendant ce temps… Les voix venues des décombres de victimes coincées sous les gravats, qui sont parvenues pendant des jours à nos oreilles, mais que l’AFAD (Organisation de gestion des catastrophes et des urgences), le Croissant-Rouge, l’armée et surtout le gouvernement ne pouvaient/ne voulaient entendre. Elles ont été réduites au silence. Avec ce tremblement de terre, nous avons appris que le Croissant Rouge s’était transformé en une holding avec 11 sociétés, qui vendaient les tentes au lieu de les distribuer gratuitement, il vendait même de la soupe aux organisations d’entre-aide. Nous avons eu honte des propos du président de ce Croissant-Rouge face aux critiques, mais lui n’a pas eu honte. Nous avons dû entendre les messages du gouvernement évoquant « la main tendue de l’État à tous les habitants de la région touchée par le tremblement de terre ». Or cet Etat est resté bien silencieux face aux réactions de ceux qui trois mois après le séisme ne pouvaient toujours pas trouver de tentes.
Selon les chiffres officiels, malgré 50 000 personnes qui ont perdu la vie, les centaines de milliers de bâtiments endommagés et détruits, les millions de sans-abri, malgré ceux qui ont perdu leurs proches, leur travail et leur maison, le gouvernement déclarait: « l’ordre public est intact dans la zone du tremblement de terre »!… L’impudence aura ainsi atteint des sommets.
Le « gouvernement détruit par le séisme », incapable de prendre de mesures autres que d’assister à des cérémonies de création de nouvelles fondations propres à soigner les blessures du tremblement de terre, a accru son agressivité lors des rassemblements électoraux. Deux semaines avant les élections, des journalistes, des membres d’ONG et des avocats sont arrêtées dans les régions kurdes et des candidats parlementaires du Parti de la Gauche Verte sont détenus, d’autre part les poids lourds du gouvernement sont engagés dans une course pour détruire des derniers lambeaux de démocratie avec leur rhétorique discriminatoire, menaçante et insultante.
Le ministre de la justice et candidat parlementaire Bekir Bozdağ : « Le soir du 14 mai, l’image de Turquie se présentera sous deux formes distinctes : Il y aura soit ceux qui sabreront le champagne et feront la fête jusqu’au matin, soit ceux qui se prosterneront et poseront leur front pur sur le tapis de prière en signe de gratitude et loueront leur Seigneur… Si vous deviez aller quelque part, à qui confieriez-vous votre famille, à Kılıçdaroğlu ou à Tayyip Bey ? Ne confions pas notre pays à des gens à qui nous ne pouvons pas confier nos familles », a-t-il déclaré, nous rappelant une fois de plus que les seuls citoyens acceptables de la Turquie sont les musulmans qui votent pour l’AKP.
Mais c’est le ministre de l’intérieur, M. Soylu, qui a lancé une véritable bombe. Il a déclaré que les élections seraient un « coup d’État » si l’opposition l’emportait : « Le 14 mai est une tentative de coup d’État politique. Le 14 mai est le plan de l’Occident pour liquider la Turquie »!
En d’autres termes, c’est bien le ministre responsable de la police et de la gendarmerie qui annonce qu’en cas de victoire de l’opposition il considérerait qu’il s’agit d’un « coup d’État » et qu’en cas de victoire de l’AKP que les élections furent démocratiques.
Les insultes, les mensonges, les agressions et les accusations infondées constituent la base des déclarations des représentants du gouvernement. Sur les chaînes de télévision proches du pouvoir on entend des interviews micro-trottoir qui donnent libre cours aux théories complotistes et accusent tout à la fois Kılıçdaroğlu de la montée des prix, les États-Unis (l’ennemi juré !) de fomenter des plans de coup d’État en Turquie. Les interviewés disent que lorsque l’opposition arrivera au pouvoir ils sont sûrs que les femmes pieuses ne seront plus autorisées à porter le voile, que tous les terroristes seront libérés. L’existence d’une grande masse d’électeurs qui croient ces mensonges nous rappelle la validité de la célèbre phrase de Goebbels : « Plus le mensonge est gros, mieux il passe « .
Il semble que le gouvernement radicalisera encore son discours au cours des deux prochaines semaines. Si l’opposition remporte les élections, on peut même s’attendre à ce que la violence n’en reste pas au stade de langue de bois, mais qu’elle se transforme en actes.
En tant que citoyens « non-conformes » (makbul), ici, lors des élections du 14 mai, nous voterons malgré ce « séisme d’État » qui est aussi destructeur que le tremblement de terre du 6 février 2023 …en nous attendant à ce que les répliques soient encore plus sévères.
Saime Tuǧrul professeure en sciences politiques, autrice
Traduit par l’Observatoire de la Turquie contemporaine