Des centaines de milliers de citoyens turcs vivant à l’étranger ont commencé jeudi à voter dans leur pays d’accueil et aux postes frontaliers turcs, dix-sept jours avant des élections décisives prévues en Turquie. Par Ragip Soylu, Middle East Eye, le 1er mai 2023.
Le nombre d’électeurs turcs inscrits vivant à l’étranger s’élève à 3,4 millions, soit plus de 5 % de l’électorat total, qui compte 64,1 millions de personnes. Des bureaux de vote sont ouverts dans 73 pays.
Bien que le taux de participation à l’étranger plafonne régulièrement autour de 50 % (contre 85 % en Turquie), ces voix ont toute leur importance.
D’après des sondages récents, le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son principal concurrent, Kemal Kılıçdaroğlu, sont réellement au coude à coude. La médiane de sept sondages réalisés en avril indique que Kılıçdaroğlu pourrait obtenir 50,3 % au second tour, contre environ 49,7 % pour Erdoğan.
L’élection présidentielle et les élections législatives en Turquie se tiendront le 14 mai. Le second tour de l’élection présidentielle devrait avoir lieu deux semaines plus tard si aucun candidat n’obtient plus de la moitié des voix à l’issue du premier tour.
Interrogé par Middle East Eye, Ulaş Tol, directeur de recherche au Centre de recherche sur les impacts sociaux (TEAM), estime que les votes de l’étranger pourraient faire pencher la balance en faveur d’Erdoğan, dans la mesure où les sondages lui sont favorables en Europe, où vivent la plupart des immigrés turcs, principalement conservateurs.
« Erdoğan a reçu près de 60 % des votes de l’étranger en 2018.
« La moitié de l’électorat de l’étranger vit en Allemagne, où l’accès aux bureaux de vote est difficile [en raison de leur nombre limité]. C’est pourquoi celui qui sera capable d’amener les électeurs dans les bureaux de vote aura l’avantage dans les suffrages. »
En dépit des demandes formulées, les autorités allemandes ont refusé de doubler le nombre de bureaux de vote dans le pays, a déclaré Akif Çağatay Kılıç, président de la commission des affaires étrangères du Parlement turc, à CNN Türk.L’ambassade d’Allemagne à Ankara a indiqué que l’Allemagne avait autorisé l’ouverture de seize bureaux de vote dans les missions diplomatiques et honoraires turques, soit trois bureaux de plus que les années précédentes.
Ankara souhaitait vingt-six bureaux de vote afin de favoriser une hausse du taux de participation.
Selon Ulaş Tol, les votes de l’étranger pourraient avoir une incidence d’un demi pour cent (0,5 %) sur les résultats de l’élection présidentielle.
« Si le taux de participation reste le même et qu’Erdoğan reçoit le même niveau de soutien qu’en 2018 – environ 60 % –, l’impact serait compris entre 0,4 % et 0,5 % », précise-t-il.
« Par exemple, s’il obtient 47 % des suffrages en Turquie, on peut ajouter 0,5 % au résultat final, ce qui porte le total à 47,5 %. »
Donner de la valeur aux votes
La seconde question porte sur la course aux législatives. Le nombre total de suffrages exprimés depuis l’étranger est réparti entre les 81 provinces de Turquie en fonction du nombre total de voix de chaque parti et de la population de chaque circonscription.
D’après Ulaş Tol, il en résulte que les votes de l’étranger pour les partis qui ne présentent pas de candidats dans certaines provinces sont perdus et profitent indirectement au Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan actuellement au pouvoir.
Aydın Enes Seydanlıoğlu, candidat turco-allemand aux élections législatives dans la ville de Mersin pour le Bon Parti (İYİ), parti d’opposition nationaliste, explique à MEE que les votes de l’étranger ont toute leur importance dans un scrutin très disputé dans certaines provinces, où les électeurs vivant en Europe pourraient faire gagner ou perdre l’AKP.
« Certains partis ont perdu trois ou quatre sièges au profit de l’AKP lors d’élections passées [à cause des votes de l’étranger] », explique-t-il. « Je pense que cela changera lors de ce scrutin. »
Les chances que l’Alliance populaire dirigée par Erdoğan conserve le contrôle du Parlement sont plus élevées que celles de la coalition rivale, l’Alliance nationale.
Toutefois, même en cas de succès, la coalition au pouvoir ne devrait disposer que d’une maigre majorité.
C’est pourquoi il est capital pour les deux camps de remporter autant de députés que possible, y compris en tirant parti des votes de l’étranger.
Mustafa Yeneroğlu, candidat turco-allemand aux élections législatives à Istanbul pour le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, compte de nombreuses années d’expérience en recherche de suffrages à l’étranger.
Il s’attend à une chute de la part de voix récoltées par Erdoğan à l’occasion de ce scrutin.
« Je pense que de nombreux anciens partisans d’Erdoğan changeront d’avis à son sujet en raison des difficultés économiques en Turquie », indique-t-il à MEE. « De nombreux électeurs ressentent le problème par l’intermédiaire de leurs proches restés en Turquie. »
Selon Mustafa Yeneroğlu, la décision prise il y a quelques années par Erdoğan de faire passer la taxe d’exemption de service militaire pour les citoyens résidant à l’étranger de 1 000 à 5 000 euros et quelques a suscité la colère de certains électeurs, poussant même quelques-uns parmi eux à renoncer à leur citoyenneté turque.
Le candidat estime également qu’il existe des partisans de l’opposition qui ont dans une large mesure fui les urnes aux élections précédentes mais qui, cette fois-ci, voteront en faveur d’un départ d’Erdoğan.
« Je ne pense pas qu’Erdoğan parviendra à dépasser les 60 % de soutien cette fois-ci. Il ne passera certainement pas la barre des 50 % », affirme Mustafa Yeneroğlu. « L’écart entre l’opposition et le parti au pouvoir n’était que de 300 000 voix aux dernières élections. Je pense qu’il tombera aux alentours de 150 000 voix. »
Jeudi, Kılıçdaroğlu a publié un communiqué dans lequel il a promis des changements juridiques et réglementaires en faveur de la diaspora turque, notamment en leur permettant de bénéficier de prestations de retraite revues à la hausse s’ils vivent en Europe ou en prolongeant l’utilisation temporaire en Turquie de véhicules ou de téléphones achetés à l’étranger.
Oğuz Üçüncü, un autre candidat turco-allemand qui se présente au Parlement à Istanbul sous l’étendard de l’AKP, estime que les promesses de Kılıçdaroğlu ne sont pas particulièrement novatrices.
« Beaucoup de partis font les mêmes promesses électorales », soutient-il, tout en soulignant que les politiques visant à réduire les prix des billets d’avion vers la Turquie pour la diaspora relevaient d’un engagement commun.
« Je ne crois pas vraiment que l’opposition récoltera plus de voix en Europe. »
Oğuz Üçüncü est en réalité convaincu du contraire : il affirme que davantage d’électeurs favorables à Erdoğan se rendront aux urnes pour éviter de dilapider les « avancées » réalisées par l’AKP en deux décennies de règne.
« Notre nombre de voix va augmenter, non pas parce que les gens ont peur, mais parce qu’ils croient sincèrement qu’Erdoğan est le meilleur choix », soutient-il.
« Ils ne veulent pas revenir à l’époque des gouvernements de coalition avec la coalition d’opposition de la Table des Six [l’alliance des six partis d’opposition]. »