Après la suspension de ses meetings pour «virus intestinal», le président turc est réapparu en public pour stigmatiser violemment ses opposants. Une polarisation destinée à escamoter les difficultés du quotidien. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 1er mai 2023.
«Êtes-vous prêts à faire déborder les urnes? (…) Notre nation, si Dieu le veut, les éliminera sur la scène politique!» Ce dimanche 30 avril, Recep Tayyip Erdogan a retrouvé son costume de tribun va-t-en-guerre face à la foule rassemblée dans ce grand parc d’Ankara. Quatre jours plus tôt, son état de santé alimentait mille et une rumeurs après la suspension provisoire, mercredi, de ses meetings de campagne pour «virus intestinal» . Mais le président turc a de la réserve et s’accroche à un pouvoir qui n’a jamais été autant disputé: selon les sondages, son rival Kemal Kiliçdaroglu, pourrait le précéder de 4 points lors du scrutin du 14 mai, le plus serré depuis l’accession d’Erdogan au poste de premier ministre, en 2003.
Samedi, le reis réapparaissait pour la première fois en public dans une combinaison rouge de pilote à l’occasion du Salon aéronautique Teknofest pour célébrer les efforts et les succès des ingénieurs turcs: occasion rêvée de titiller la fibre nationaliste de sa population et de venter les exploits des drones de combat «made in Türkiye», fleurons de l’industrie militaire turque. Quelques heures plus tard, il s’envolait pour Izmir, sur la côte égéenne, où il s’attaquait, cette fois-ci, à ses opposants qualifiés de «trafiquants d’héroïne».
«Une tentative de coup d’État»
«Erdogan mène sa campagne comme un chef de guerre. Il évite de parler des problèmes du quotidien qu’il noie dans des discours sur la puissance et l’influence de la Turquie. En interne, ses sorties sont d’une violence démesurée, au prix de contre-vérités complètement irrationnelles. C’est son ultime argument pour décrédibiliser l’opposition. J’y vois un registre du désespoir», relève le géographe Jean-François Pérouse, ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes. Stigmatisation, intimidation, criminalisation de l’opposition… À moins de deux semaines du double scrutin, présidentiel et législatif, le ton se durcit de jour en jour, à l’instar de ce récent coup de filet visant des avocats, des journalistes et des acteurs kurdes, qualifié d’opération «antiterroriste» par Ankara.
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Le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, se montre lui aussi particulièrement agressif lorsqu’il assimile le vote en faveur du rival d’Erdogan à un vote pour les LGBTQ, qu’il qualifie de pédophiles et de zoophiles. Vendredi 28 avril, il a même dressé un dangereux parallèle entre le putsch avorté du 15 juillet 2016 et les élections à venir pour discréditer une possible victoire de l’opposition. «C’est net: le 14 mai 2023 est une tentative de coup d’État politique de l’Occident. Une tentative de coup d’État où tous les préparatifs sont en place pour éliminer la Turquie», a-t-il affirmé. Pendant ce temps, la rhétorique victimaire et revancharde renforce une polarisation délibérée entre une «Turquie noire», celle de l’Anatolie profonde, où les populations plus traditionnelles et conservatrices ont gagné en visibilité sous le règne de l’AKP, et une «Turquie blanche», laïque et universaliste, présentée comme une menace pour leurs acquis.
«Le soir du 14 mai, il y aura ceux qui feront éclater le champagne et célébreront jusqu’au matin et il y aura ceux qui exprimeront leur gratitude et loueront leur Seigneur», lance ainsi le ministre de la Justice, Bekir Bozdag, un proche du président. Des propos peu rassurants pour l’opposition. «Nous faisons les frais d’une opération de désinformation, où l’AKP cherche à influencer les électeurs en jouant sur la perception et non sur la réalité. Ce climat de tension politique soulève des inquiétudes sur la sécurité et la transparence du vote. Mais nous sommes vigilants: l’alliance de l’opposition envisage de déployer 500.000 observateurs volontaires pour surveiller et protéger les 192;000 urnes du pays», avance Oguz Kaan Salici, le vice-président du CHP (Parti républicain du peuple), le principal parti d’opposition.