« La Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite illustrent chacun une facette de l’échec de l’islam politique » – Gilles Paris / LE MONDE

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Déjà ébranlé par la contestation en Iran et la politique d’ouverture du prince saoudien Mohammed Ben Salman, l’islamisme politique pourrait connaître un nouveau revers en cas de défaite du président turc, Recep Tayyip Erdogan, aux élections du 14 mai, relève, dans sa chronique, Gilles Paris, éditorialiste au « Monde ». Par Gilles Paris dans Le Monde du 26 avril 2023.

Les cimetières académiques comme journalistiques étant remplis d’annonces de décès prématurées de l’islamisme politique, la prudence s’imposerait si les élections présidentielle et législatives organisées en Turquie le 14 mai devaient tourner au désavantage du président sortant, Recep Tayyip Erdogan, et de son parti islamo-conservateur, l’AKP. L’extrême personnalisation du pouvoir et le rejet qu’elle alimente après vingt ans de règne pèseront évidemment. Il n’empêche. Une défaite s’inscrirait dans une époque incontestablement défavorable à ce courant politique.

Notre estimé confrère Frédéric Bobin en a déjà établi cliniquement le diagnostic pour le Maghreb dans ces colonnes. Le phénomène vaut pour le Proche-Orient tout entier, alors que la forme la plus extrême et militarisée, le djihadisme, ne survit plus aujourd’hui qu’à titre résiduel dans cette zone.

Il est tentant de faire commencer ce reflux avec le coup d’Etat militaire qui avait signé en Egypte, en juin 2013, la fin d’un pouvoir dirigé pour la première fois par un membre de la puissante organisation des Frères musulmans, Mohamed Morsi, mort six ans plus tard dans les geôles égyptiennes. L’embastillage, le 22 avril, du Tunisien Rached Ghannouchi, patron de la franchise Ennahda, apparaît d’ailleurs comme une lointaine réplique.

Certes, la vague des « printemps arabes » avait enclenché presque immédiatement une réaction brutale de la part de dictatures et de monarchies contestées comme jamais par le passé. Mais ces « printemps » avaient autant pris de court les partis islamistes, qui avaient alors tiré profit de l’ouverture sans précédent du jeu politique grâce à l’ancienneté de leurs organisations, que les pouvoirs ébranlés par des mouvements populaires. Ces derniers étaient attisés plus par les réseaux sociaux et des appels universels à la dignité que par des prêches.

Affadissement idéologique

La vague de contestation qui a saisi la République islamique d’Iran après la mort en septembre de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour un voile porté d’une manière jugée « inappropriée », a définitivement privé le régime de son ressort islamiste. Contrairement aux mouvements précédents qui visaient une manipulation électorale, en 2009, ou la cherté de la vie, en 2019, celui-là a porté sur un morceau de vêtement identifié depuis quarante-trois ans comme consubstantiel à la République islamique.

La reprise en main particulièrement brutale du pays a consacré la mutation du pouvoir qui était initialement celui du « docte ». Il est désormais d’essence militaire et les gardiens de la révolution, forts de leur emprise sur l’économie nationale et de leur milice, les bassidji, en constituent la colonne vertébrale. La succession du Guide de la révolution, Ali Khamenei, 84 ans, qui ne disposait déjà pas des créances religieuses initialement requises pour exercer cette fonction, ne pourra que confirmer cet affadissement idéologique.

Une autre mécanique est en cours en Arabie saoudite, second géant régional déstabilisé en 1979 par la poussée de l’islamisme qui s’y était concrétisée par la brève prise de la grande mosquée de La Mecque par un commando millénariste dirigé par Juhayman Al-Otaibi. Cette mécanique est actionnée cette fois-ci par le prince héritier, Mohammed Ben Salman, qui a lui aussi remis en cause le rôle de la police des mœurs, la longtemps redoutée Mouttawa – littéralement, le « comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice » –, contrainte d’assister en silence à l’ouverture du pays.

Les experts du royaume ont vu sa volonté de prendre ses distances avec le wahhabisme, qui caractérise l’islam saoudien, avec l’instauration en 2022 d’un Jour de la fondation dépourvu de références historiques au pacte conclu en 1745 par le premier des Saoud avec le prédicateur Mohammed Ibn Abdel-Wahhab. Ce pacte a longtemps été présenté comme le socle de la dynastie.

La mise au pas des figures les plus influentes de l’islamisme politique contemporain saoudien a été radicale. En témoigne la condamnation à mort, parmi d’autres, de Salman Al-Awdah, pilier du mouvement Sahwa, une hybridation du wahhabisme avec l’idéologie frériste véhiculée par les cadres de l’organisation chassés d’Egypte par le régime nassérien. A la suite des Emirats arabes unis, désormais sous la férule de Mohammed Ben Zayed, viscéralement hostile aux Frères musulmans, le pouvoir saoudien cherche à répliquer un « modèle singapourien » de développement, autoritaire, consumériste et surtout dépolitisé.

L’efficacité du levier répressif

Si les expériences turque, iranienne et saoudienne convergent vers le même point, elles illustrent, chacune à leur manière, une facette de l’échec de l’islam politique. Malgré son monopole sur le religieux du fait du poids du clergé en Iran, la République islamique apparaît désormais comme hors-sol, incapable de répondre à la contestation sociale qu’a résumée le slogan « femme, vie, liberté ».

L’exemple saoudien témoigne pour sa part de l’efficacité du levier répressif mobilisé dans la majorité des régimes autoritaires proche-orientaux. De tous, le cas turc est sans doute le plus lourd de conséquences. Considéré pendant la première décennie au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan comme un modèle prometteur d’ouverture et de libéralisation, cet islamisme politique a en effet dévié vers un conservatisme étroit, un nationalisme néo-ottoman agressif et une crispation sécuritaire.

Ces revers en série plongent aujourd’hui l’organisation des Frères musulmans dans une crise profonde. Après la mort de son guide par intérim, Ibrahim Mounir, disparu en novembre dans l’indifférence générale, deux factions, le « front de Londres », où résident les représentants des pays où la confrérie est interdite, et le « front d’Istanbul », où d’autres peuvent également trouver refuge, ont désigné chacune un successeur, dans une vaine prolifération factionnaliste qu’on jurerait imitée du trotskisme.

Par Gilles Paris dans Le Monde du 26 avril 2023.

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