Le chef de file du Parti républicain du peuple s’est adressé aux électeurs, déclarant faire partie de la minorité alévie, qui professe un islam plus égalitaire, brisant ainsi un tabou majeur. Par Marie Jégo dans Le Monde du 24 avril 2023.
Allure décontractée, discours inclusif, Kemal Kiliçdaroglu, le principal rival de Recep Tayyip Erdogan à l’élection présidentielle du 14 mai, a fait mieux qu’une pop star en cumulant plus de 100 millions de vues, toutes plates-formes confondues, pour sa dernière vidéo de campagne, postée sur YouTube avant d’inonder les réseaux sociaux. Un engouement qui s’explique par le fait que le chef de file du Parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste) brise un tabou majeur, en reconnaissant publiquement son attachement à la foi alévie.
« Je pense qu’il est temps d’évoquer avec vous un sujet très particulier et très sensible. (…) Je suis alévi, je suis un musulman sincère », affirme-t-il dans cette adresse aux électeurs diffusée le 19 avril, à la veille de la fête de fin de ramadan. Originaire de Tunceli, une province dans l’est de l’Anatolie, l’homme, 74 ans, est membre de la communauté alévie, qui professe un islam différent, plus égalitaire envers les femmes – lesquelles sont invitées à prier aux côtés des hommes, non pas à la mosquée, mais dans une cemevi (maison de prière) où les discussions philosophiques, les chants et les danses font partie du rituel.
En finir avec les « discriminations »
A l’époque ottomane comme sous la République, les alévis de Turquie, environ 5 millions de personnes sur une population totale de 84 millions, ont toujours été ostracisés, parfois même massacrés par des ultranationalistes ou par les adeptes les plus sectaires de l’islam sunnite qui les perçoivent comme des hérétiques.
S’il est élu, le chef de l’opposition s’engage à en finir avec les « discriminations ». Proposer de mettre fin aux « disputes confessionnelles qui ont fait souffrir la Turquie » est un tournant copernicien dans un pays miné par les divisions, Turcs contre Kurdes, sunnites contre alévis, islamistes contre laïques. L’universitaire et écrivain Mehmet Altan veut y croire. « Avec cette vidéo, Kiliçdaroglu renverse la table. Dire qu’il est possible d’être patriote tout en étant alévi est tout à fait inédit. Jusqu’ici, on comprenait qu’un bon citoyen turc était avant tout un musulman sunnite. Cela nous ramène aux fondamentaux des droits humains, à l’idée que l’origine n’a pas d’importance, contrairement à ce que suggèrent plusieurs politiciens de ce pays. »
Le « Gandhi turc », comme le surnomment ses partisans, veut rassembler. L’avenir qu’il dessine est apaisé. « Il ne sera plus question d’identités, mais de réalisations. On ne parlera plus de séparations, mais de rêves communs. Serez-vous avec moi dans cette période de changement ? »
Un appel à la jeunesse
A moins de quatre semaines des élections présidentielle et législatives, M. Kiliçdaroglu appelle la jeunesse à voter pour lui. « Allez, les jeunes, faisons ce pas ensemble ! » Six millions de primo-votants sont appelés aux urnes, un scrutin à risque pour le président Erdogan, dont la haute silhouette écrase le pays depuis vingt ans.
Touchés par le chômage, s’estimant privés d’avenir dans un pays laminé par la crise économique, les jeunes semblent peu enclins à donner la préférence au « Reïs ». Selon Soner Cagaptay, directeur de recherche au Washington Institute, la vidéo « coupe l’herbe sous les pieds d’Erdogan » en le privant de son levier électoral préféré, sa capacité à polariser la société.
La prestation de M. Kiliçdaroglu a visiblement agacé le président turc. « Pourquoi as-tu attendu d’avoir 74 ans pour avouer ton appartenance religieuse ? », a-t-il rétorqué à l’adresse de son rival. Ses tentatives récentes de courtiser la minorité alévie en lui promettant une plus grande intégration ne sont pas jugées crédibles. La communauté n’a pas oublié ses remarques incendiaires, notamment lorsqu’il a fustigé M. Kiliçdaroglu en 2011, l’accusant de manquer de courage en ne révélant pas ses origines. Sans compter cet affront, lorsque le gouvernement islamo-conservateur a choisi, en 2016, d’appeler le nouveau pont enjambant le Bosphore du nom de Yavuz Sultan Selim, un sultan ottoman du XVe siècle connu pour avoir été le « bourreau des alévis ».
Des attaques meurtrières ont eu lieu dans un passé plus récent. En 1993, à Sivas, une ville conservatrice du centre de la Turquie, 37 personnes, parmi lesquelles plusieurs écrivains et chanteurs alévis, ont péri dans l’incendie criminel de leur hôtel, assiégé par des extrémistes religieux. Quinze ans auparavant, des massacres orchestrés par des ultranationalistes et des fondamentalistes sunnites avaient ensanglanté la province méridionale de Kahramanmaras.
La vidéo laisse entendre qu’il est possible de tirer un trait sur les taches sombres du passé. Elle a été saluée par le dirigeant kurde emprisonné Selahattin Demirtas, qui s’est réjoui sur son compte Twitter : « Il est possible de mener une vie égale, fraternelle et pacifique sans discrimination sur cette terre. » Le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), qu’il a contribué à fonder en 2012, a fait savoir, en mars, qu’il ne présenterait pas de candidat à la présidentielle, augmentant les chances, bien réelles selon les sondages, de l’opposant Kiliçdaroglu face au président Erdogan.