À quelques semaines des élections présidentielles en Turquie, la journaliste basée à Istanbul relate les oppressions vécues par les populations qui vivent sous la « démocrature » du président Recep Tayyip Erdogan. Par Adrien Naselli sur rtbf.be du 22 avril 2023.
Erdogan vit-il ses derniers instants au pouvoir ? La Turquie retient son souffle alors que les élections présidentielles doivent se tenir le 14 mai prochain, et que le président du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kilicdaroglu, est donné gagnant au second tour dans les sondages.
Mais les craintes de la population sont nombreuses : “Erdogan est capable de créer des crises de dernière minute, affirme au micro de Pascal Claude la correspondante du Figaro, Delphine Minoui. Il est même capable d’annuler les élections ! Il pourrait aussi y avoir des manipulations dans les urnes. Le tremblement de terre de février a fait trois millions de personnes déplacées : ces gens-là seront-ils capables de voter ? Le gouvernement va-t-il tenter de faire voter les morts puisqu’ils n’ont pas encore été enregistrés ?”
Dictature ?
Pour la spécialiste du Moyen-Orient, il est impropre de qualifier la Turquie de dictature puisque des élections vont avoir lieu : “Je parlerais de démocrature. Il y a cette soif de tourner la page dans le milieu des femmes, chez les jeunes aussi, qui représentent un quart de la population. Ils n’ont connu que le pouvoir d’Erdogan ! Ils rêvent d’un pays qui s’ouvre sur l’Europe et qui puisse être représenté sur la scène internationale.”
Tout le contraire du régime actuel, qui cible les minorités sexuelles pour complaire à l’électorat conservateur à l’approche des élections : “Aujourd’hui, il n’y a plus de Gay Pride à Instanbul, rapporte Minoui. Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, les forces de sécurité quadrillent littéralement la place Taksim.”
Après avoir incarné un temps l’homme providentiel, Erdogan a installé un régime autoritaire après la tentative de coup d’Etat de l’été 2016 en lançant des purges massives et en réprimant toute forme d’opposition. “Pour asseoir son pouvoir, il manipule l’histoire. Il a une folie des grandeurs complètement démesurée où il n’arrête pas de construire des mosquées mais aussi des centres commerciaux à l’image des monarchies du Golf, comme Dubaï, avec ses tours aseptisées. Le but est de vendre du rêve à sa population”, constate la correspondante du Figaro.
Pendant ce temps, les opposants sont envoyés en prison : “Il y a la prison, la vraie prison, et la grande prison qu’est devenue la Turquie. Même les gens libres ne le sont pas complètement”, estime-t-elle.
Passage à la fiction
Pour faire comprendre les combats de la population turque, la journaliste a écrit un premier roman, L’Alphabet du silence (L’Iconoclaste). Son personnage principal est un professeur d’histoire à l’université du Bosphore, arrêté pour avoir signé une pétition réclamant la fin des violences avec les Kurdes.
“Le coup d’Etat a généré une chasse aux sorcières sans précédent qui a touché le milieu des avocats, des juges, des militaires, des hommes d’affaire, des activistes, des journalistes, mais surtout le corps enseignant, explique-t-elle. Des milliers et des milliers de professeurs et d’instituteurs se sont retrouvés soit arrêtés, soit limogés, et transformés en véritable paria de la société.”
Pourquoi passer à la fiction après des années de reportage ? “Je voulais pouvoir moi-même me glisser dans la chair de mes personnages, et raconter comment le politique déteint sur le personnel, le corps, la chair, le cœur », explique Delphine Minoui, lauréate du prix Albert Londres en 2006. Admirative, elle met en scène la résistance de certains universitaires, qui continuent à enseigner dans des sous-sols ou dans des parcs : “Ils se sont retrouvés face à leurs étudiants mais aussi face à des chauffeurs de bus, à des femmes au foyer, qui ont exprimé leur soif de connaissance. Ces professeurs ont semé des graines.”
Marquée par “la chape de plomb qui s’est abattue sur le milieu universitaire”, Delphine Minoui s’est inspirée de personnages réels. “J’ai décidé de faire la tournée de la Turquie, d’aller à la rencontre de ces femmes et ces hommes qui vivaient une véritable mort sociale parce que ceux qui n’étaient pas emprisonnés se retrouvaient sans job, sans chômage, sans sécurité sociale. Le nom de certains a même été retiré des ouvrages qu’ils avaient publié.”
Delphine Minoui a vu certains journalistes abandonner leur métier “car ils avaient peur pour leur peau. C’est la force qu’ont les reporters étrangers : nous sommes plus protégés que nos confrères turcs par notre passeport occidental, qui nous permet de quitter le pays”, expose-t-elle dans l’émission Dans quel Monde on vit. Quotidiennement sollicitée par des Turcs qui voudraient l’alerter sur les dérives du pouvoir, elle préfère les rencontrer “à l’ombre d’un arbre dans un parc, ou en marchant le long du Bosphore” pour ne pas risquer d’être écoutée ou repérée par les nombreuses caméras qui surveillent la population.