Et si Erdogan était battu? Un changement de donne majeur sur l’échiquier international s’esquisse – Marc Semo / CHALLENGES

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Jamais en vingt ans d’un règne toujours plus sans partage, le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan n’a été autant menacé. Si elle est loin encore d’être certaine, la victoire de l’opposition semble possible. Les dirigeants européens doivent réfléchir à ce qu’impliquerait ce retour d’une Turquie démocratique. Par Marc Semo, Challenges du 7 avril, 2023.

Est-ce enfin le crépuscule du « pieux du Bosphore »? Celui d’un autocrate au verbe flamboyant « qui se proclame investi par Dieu de la double mission de redonner à l’islam toute sa place en Turquie et à la Turquie héritière de l’empire ottoman toute sa place dans le monde », selon les mots de Cengiz Candar, éditorialiste de renom qui fut l’un des proches de Recep Tayyip Erdogan quand celui-ci aimait encore à s’entourer de conseillers libéraux et pro-européens. Jamais en vingt ans d’un règne toujours plus sans partage, le pouvoir du « Reis », le chef, comme l’appellent ses partisans, et de l’AKP (Parti de la Justice et du développement) n’a été autant menacé. Les sondages se suivent et se ressemblent tous, donnant une avance significative dans les intentions de vote pour les élections législatives et présidentielle du 14 mai au candidat commun de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu, leader du CHP (parti républicain du peuple), jadis créé par Mustafa Kemal, fondateur d’une République inspirée du modèle jacobin sur les décombres de l’empire ottoman.

Si elle est loin encore d’être certaine, la victoire de l’opposition semble possible. Une alternance politique à Ankara représenterait un changement de donne majeur qui va bien au-delà de la seule Turquie. Elle concerne l’Union européenne au premier chef, avec la possible relance de négociations d’adhésion commencées en 2005 et plongées depuis plus de dix ans dans un coma profond. Pilier du flanc sud-est de l’Otan depuis 1952, la Turquie occupe une position stratégique au carrefour du Moyen-Orient, du Caucase et des Balkans, une place devenue encore plus essentielle avec la guerre en Ukraine.

Recep Tayyip Erdogan a usé et abusé pendant ses années de pouvoir de cette rente géopolitique. Il ne se contente plus d’être un partenaire incommode comme la plupart de ses prédécesseurs à Ankara, mais il joue ses propres cartes par exemple dans le Caucase, en Libye ou en Méditerranée orientale. Il noue une relation toujours plus ambiguë avec Vladimir Poutine, son double moscovite, au point de se doter de missiles sol-air russes S 400 suscitant l’ire de ses partenaires de l’Otan, notamment de l’administration américaine.

La Turquie d’Erdogan n’est pas la Russie de Poutine

Certes, il ne faut pas vendre prématurément la peau de l’ours. Il y a encore beaucoup de « si » pour une victoire de l’opposition. Il y a par exemple les risques de fraudes électorales alors que le séisme qui a ravagé la région d’Antioche a fait près de deux millions déplacés souvent sans documents d’identité. Il y a surtout le « si » de la reconnaissance des résultats en cas de défaite du Reis, surtout avec marge étroite. « Ce sera le moment de vérité pour Erdogan qui pourrait être tenté alors de transformer ce qui était jusqu’ici une démocratie illibérale et autoritaire en une véritable dictature », relève Ahmet Insel, auteur notamment de La nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte).

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Malgré l’ampleur des arrestations, notamment après le coup d’État militaire raté de juillet 2016, la mise au ban de nombre intellectuels et la répression du mouvement kurde, la Turquie d’Erdogan n’est pas la Russie de Poutine. 

Les élections sont jusqu’ici restées plutôt régulières, même s’il y a une profonde iniquité en faveur du régime dans les conditions de la campagne, les moyens déployés et la puissance des médias. Lors du scrutin municipal de 2019, les deux principales villes du pays, Istanbul et Ankara, ont été conquises par le CHP d’opposition. Même si les sondages sont moyennement fiables en Turquie, toutes les conditions sont désormais réunies pour la défaite d’un autocrate vieillissant toujours plus isolé dans l’immense palais de 200.000 m² (quatre fois Versailles) et 1.150 chambres qu’il s’est fait construire en banlieue d’Ankara.

Grave crise financière

Le séisme du 6 février dernier et le fiasco des autorités dans l’organisation des secours a encore affaibli la position du Reis. Mieux que tout autre, Recep Tayyip Erdogan sait ce que peut coûter aux responsables une catastrophe naturelle mal gérée. Lui même, ancien maire islamiste d’Istanbul, doit en bonne partie son arrivée au sommet du pouvoir lors des élections de novembre 2002 aux conséquences du tremblement de terre d’Izmit en août 1999 (18.000 morts). Alors comme aujourd’hui, l’incurie de l’État et de la classe politique était patente. Alors comme aujourd’hui, le pays était plongé dans une grave crise financière. Officiellement estimée à 50% par an, l’inflation réelle serait de près de 100% avec des conséquences sociales et politiques dévastatrices. Tout ce qui avait fait la force de l’AKP et de son leader est donc désormais ébranlé.

Les islamo-conservateurs de l’AKP qui prônaient un mélange de religion, de démocratie et de business revendiquent avoir triplé en vingt ans le revenu par tête. Erdogan incarnait alors une véritable révolution sociale, amenant au pouvoir la Turquie des périphéries urbaines et celle des provinces marginalisées pendant des décennies. « C’est un homme du peuple, parlant comme un homme du peuple et les Turcs aiment précisément en Erdogan ce que les étrangers détestent en lui », résume le politiste Soli Özel. Erdogan jouait à fond la polarisation entre « eux » – les laïcs, les élites républicaines occidentalisées, les minorités religieuses et ethniques – et « nous », les « vrais » turcs musulmans sunnites. Mais cela ne fonctionne plus autant qu’avant. 

Des relations avec l’UE à repenser

Ancien haut fonctionnaire de la Sécurité Sociale, le concurrent d’Erdogan, Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, dont le nom signifie en turc « le porteur d’épée », est aussi discret que le Reis est flamboyant. Mais il est aussi déterminé que son rival et respecté dans la coalition des six partis de gauche comme de droite qui veulent en finir de ce pouvoir toujours plus autocratique. Il parcourt tout le pays, à l’écoute, voulant rassurer une société lasse des conflits. Lui même est Kurde et alevi, secte moderniste issue du chiisme. La coalition promet d’abolir l’hyperprésidence instaurée par Erdogan en 2017 pour revenir à un système parlementaire. Ce positionnement modéré, inclusif, séduit, y compris une partie de l’électorat conservateur et religieux.

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L’opposition turque, si elle l’emporte, ne cache pas vouloir en priorité relancer les relations avec l’Union européenne et pacifier celles avec l’Otan. 

Au-delà du soulagement suscité par la défaite d’Erdogan, les dirigeants européens doivent réfléchir à ce qu’implique ce retour d’une Turquie démocratique d’autant que, sur nombre de dossiers internationaux, les positions d’Ankara resteront les mêmes. « Se préparer ne signifie pas seulement rédiger les habituelles déclarations de félicitations et d’encouragement, mais surtout relancer le dialogue aujourd’hui inexistant au plus haut niveau entre la Turquie et l’Union européenne et organiser un soutien concret sur de nouvelles bases », relève Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’UE à Ankara. Il s’agit d’être à la hauteur des attentes d’une population turque majoritairement favorable à une intégration européenne malgré le rejet exprimé ouvertement par nombre de dirigeants européens y compris dans les années où Ankara menaient les réformes demandées par Bruxelles.

Par Marc Semo, Challenges du 7 avril, 2023.

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