Le séisme qui a frappé la Turquie en février a mis en lumière des malveillances et des négligences dans la construction immobilière. Mais il a aussi permis de mettre en lumière les liens entre le secteur du BTP et le parti d’Erdogan, l’AKP. Par Selmin Seda Coskun dans Revue Conflict du 4 avril 2023.
L’ampleur des destructions consécutives au séisme du 6 février dernier et à ses répliques (on parle de plus de 200 000 bâtiments endommagés ou détruits) et les dizaines d’arrestations dans le milieu de la construction et de la promotion immobilière ont mis en lumière des pratiques frauduleuses, des négligences, des complaisances qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de personnes en Turquie. Mais on n’a pas assez insisté sur la spécificité du secteur dans le pays et ses liens particuliers avec l’AKP.
Politique et BTP
En, effet, le « rôle » du secteur du BTP dans la Turquie d’aujourd’hui ne se limite pas à la construction de logements, d’équipements, d’infrastructures. Il est étroitement lié à une série de processus que l’on peut qualifier de « non-économiques ». En d’autres termes, la politique extrêmement volontariste de l’AKP depuis vingt ans visant à soutenir le « miracle économique turc » n’a pas eu pour seul effet de permettre à un grand nombre de citoyens de devenir propriétaires de leur logement : il a placé le secteur du BTP en son cœur et en a fait le reflet de la quête d’hégémonie de l’AKP sur la société. Le 6 février, les tremblements de terre meurtriers ont fait voler en éclats d’innombrables bâtiments et ont porté un coup majeur à la colonne vertébrale de l’AKP. Néanmoins, gageons que ce sont les promesses de reconstruction qui sauveront l’AKP dans la perspective de l’élection présidentielle qui doit se tenir en mai. Gageons aussi que les cercles dirigeants du secteur du BTP mettront toute leur influence au service de Recep Tayyip Erdoğan, afin de tenir à l’écart l’opposition qui n’y possède guère de relais.
D’un séisme à l’autre
Il faut rappeler que l’AKP a émergé sur la scène politique à la faveur d’une période de crise économique et politique profonde en Turquie. Le 17 août 1999, Erdoğan, alors maire d’Istanbul, se fait connaître en critiquant le gouvernement pour sa réponse inadéquate et ses mesures inefficaces face au tremblement de terre survenu alors dans le nord-ouest du pays. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 2002, il engage une politique économique visant à une croissance rapide et à une réduction du chômage. Ses liens avec le secteur du BTP l’y aident. En raison de la crise économique et du tremblement de terre, il a placé le secteur de la construction et de l’immobilier au centre de l’économie, comme une sorte de moteur de croissance dans le cadre d’une stratégie dite de « transformation urbaine ». Jusqu’en 2008, cela fonctionne et l’économie turque se redresse.
Le secteur de la construction : puissant moteur de l’économie turque dans la décennie 2000
La science économique sait bien que le secteur de la construction est un puissant stimulant pour la croissance en déclenchant la production et la consommation dans de nombreux secteurs et sous-secteurs associés. C’est le sens de l’adage français : « quand le bâtiment va, tout va »… Cela s’explique par le fait que le secteur utilise des produits et des services d’autres secteurs comme intrants (métaux, béton, design) et que le logement a un effet dopant sur d’autres secteurs (meubles, produits blancs, automobiles). En Turquie, le secteur de la construction a joué un rôle efficace en déclenchant une vague de croissance rapide, en stimulant la consommation intérieure, en aidant à résorber le chômage et en remettant les indicateurs macroéconomiques sur les rails.
Permis par la force motrice des investissements publics, le développement rapide des infrastructures telles que les autoroutes, les aéroports ou les hôpitaux ont joué un rôle majeur dans le développement du secteur de la construction pendant la décennie 2000. La construction de logements urbains s’est accélérée avec la stratégie de « transformation urbaine », qui a pris de l’ampleur après 2008, et les « méga» projets, notamment le troisième pont et le troisième aéroport d’Istanbul et le canal Istanbul, qui ont constitué de puissants arguments électoraux lors des élections de 2011 et dont le coût total avoisinerait les 140 milliards de dollars. Une grande partie du financement de ces projets réalisés dans le cadre de partenariats public-privé a été assurée par le Qatar et, plus récemment, par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
L’indicateur le plus clair de l’importance croissante du secteur de la construction dans l’économie turque est naturellement son taux de croissance : entre 2002 et 2017, sa part dans le PIB n’a cessé d’augmenter pour atteindre un pic de 9,3%. L’emploi a augmenté de 72% dans le secteur, contre 32% pour l’ensemble de l’économie turque. Cependant, la crise économique de 2018 (due à la dépréciation de la livre turque, à l’inflation élevée, à l’augmentation de la dette et aux défauts de paiement de certains prêts) a affecté le secteur : selon les données du premier trimestre 2022, sa part était redescendue de 4,4 % du PIB. Il s’agit de la valeur la plus faible de ces douze dernières années.
La modification du cadre légal
Le dynamisme économique du secteur a également été rendu possible par la mise en place d’un cadre juridique favorable. Une série d’amendements juridiques, adoptés au cours de cette période, a doté les autorités (ministère de la Culture et du Tourisme, ministère de l’Industrie et ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation) de moyens inédits pour assouplir le cadre juridique qui créait auparavant de nombreux obstacles à l’initiative du gouvernement en matière de planification et de production de l’environnement bâti (par exemple, 60% de toutes les décisions du cabinet en 2013 étaient liées à des permis d’aménagement).
De même, elle a donné aux municipalités métropolitaines le droit de déclarer n’importe quelle zone « Zone de transformation urbaine », contournant ainsi les restrictions légales existantes sur l’espace urbain et créant une sorte de « régime d’état d’urgence » immobilier : c’est ainsi qu’alors que la surface totale pour laquelle des permis de construire ont été délivrés était de 36 millions de m2 en 2002, elle a augmenté de plus de 500% pour atteindre 219 millions de m2 en 2014.
En outre, le TOKİ, un projet de logement social créé en 1984 pour offrir des prêts aux petits entrepreneurs et aux citoyens souhaitant devenir propriétaires d’une maison, a été transformé en un appareil d’État intouchable doté d’un budget énorme, de pouvoirs extraordinaires tels que l’octroi de permis de zonage, la privatisation de terrains appartenant à l’État, la déclaration de certaines zones comme zones de transformation urbaine et la réalisation de projets de transformation. En septembre 2022, six mois avant les séismes, le président Erdogan promettait la construction de 500 000 logements sociaux, 250 000 parcelles de logements individuels et 50 000 lieux de travail par le biais du TOKİ dans un délai de deux ans. Cette promesse considérable constituait un important argument électoral en même temps qu’elle venait au secours d’un secteur de la construction en pleine crise.
Le secteur de la construction, acteur clé de la révolution politique de l’AKP
Le « moment AKP » ne restera pas qu’un simple changement de pouvoir dans l’histoire turque. Il constitue une transformation complète des fondements juridiques et institutionnels de l’ordre public, un bouleversement dans l’équilibre des pouvoirs au sein de la classe dirigeante (avec la liquidation de certains centres de pouvoir qui dominaient l’appareil d’État) et l’introduction d’une nouvelle vision de la nation dans les relations État-citoyen, imprégnée de références islamistes. Le secteur de la construction a pris sa part dans cette révolution. Voyons comment.
En favorisant la création d’un secteur puissant de la construction, l’AKP a disposé d’importants moyens financiers pour réaliser son projet de création d’une masse de « petits propriétaires » dans la classe moyenne turque, constituant sa base électorale. En cherchant à rassembler ces masses sous le parapluie de l’idéologie de la « modernisation islamique », il visait à étendre son hégémonie à l’ensemble de la société. Cette « préférence pour la construction » lui a également permis de transformer l’équilibre des pouvoirs au sein de la classe économique dirigeante, en créant une clientèle qui lui est organiquement liée.
La manière de prospérer de cette clientèle passe en grande partie par l’obtention de positions privilégiées dès le stade de l’attribution des terrains et des appels d’offres. Le fait que ces deux étapes soient caractérisées par des lacunes juridiques criantes et un profond manque de transparence a fait du BTP un secteur dans lequel la concentration a fonctionné à plein. Principalement constitué par de petites entreprises locales au départ, le secteur est aujourd’hui dominé par de grands acteurs, les sociétés d’investissement immobilier (REIT), soutenu par de grands groupes financiers. Il ne fait pas de doute que le cadre juridique adopté au fil de ces années a servi à distribuer la rente générée par les appels d’offres publics à des groupes proches du pouvoir. Ce qui est moins clair, c’est la façon dont ces groupes ont appliqué les normes de sécurité antisismique en vigueur et ont obtenu, dans certains cas, des exemptions. On peut présumer que la corruption et les relations étroites entre le gouvernement et ces entreprises amies ont conduit à ce que ces réglementations soient largement ignorées.
Tout ceci suggère en tout cas qu’au cours de ces deux dernières décennies, les secteurs du BTP et de l’immobilier ont été placés au centre de l’économie nationale de manière tout à fait volontaire. Cela est aussi lié à l’importance particulière des travaux publics dans la vision politique conservatrice qu’incarne l’AKP. La croissance du secteur de la construction a créé une classe dirigeante au profil islamiste modéré. Cette faction a joué un rôle important dans la marche de l’AKP vers le pouvoir et après pour son maintien.
Reconstruire à tout prix pour survivre politiquement
Les tremblements de terre du 6 février ont touché dix provinces, causé plus de 50 000 morts, plus de 200 000 bâtiments ont été détruits ou fortement endommagés et il a été annoncé officiellement qu’un million de personnes avaient quitté cette région. Le coût initial du désastre est estimé à environ 60 milliards de dollars américains. Avec de telle destruction et sur une telle superficie, même les États les plus efficaces auraient eu du mal à atteindre et à répondre rapidement aux zones touchées. Cependant, une question mérite d’être posée : comment se fait-il que des tremblements de terre d’une intensité similaire ou supérieure aient pu se produire depuis une vingtaine d’années dans certains pays sans causer de telles destructions et de telles pertes de vies humaines (tremblement de terre de magnitude 8,8 de Bio-bio, Chili, 27 février 2010, tremblement de terre de magnitude 9 dans la région de Sendai, Japon, 11 mars 2011) ?
Le président Erdogan, qui se décrit comme un islamiste modéré, a décrit la tragédie comme la « catastrophe du siècle » et le « destin des habitants » de la région. Toutefois, l’ampleur des pertes et des dommages ne change rien au fait que ce n’est pas le tremblement de terre qui est en cause, mais des bâtiments mal construits. Cela a renforcé les critiques à l’égard du « système » que nous venons de décrire. Erdogan, quant à lui, s’est contenté de blâmer les petites entreprises de construction et les promoteurs et 564 enquêtes ont été ouvertes contre des entrepreneurs et des promoteurs dont les bâtiments se sont effondrés. Les entreprises de construction proches du gouvernement (citons Limak, Cengiz, Kolin, Kalyon et MNG) ne sont guère inquiétées.
En d’autres termes, l’AKP rejette la faute sur certaines petites entreprises du secteur de la construction. Alors qu’il avait déjà perdu des voix avant le tremblement de terre en raison de la crise économique, il doit maintenant sacrifier une autre partie de sa base électorale, celle des petits entrepreneurs. Il prend toutefois ce risque, car il a un besoin vital du moteur économique, politique et idéologique que reste le secteur de la construction.
Dans la perspective des élections présidentielles prévues en mai 2023, l’AKP doit se refaire une santé. Il a déjà commencé à distribuer des fonds et pousse à la reconstruction immédiate, en négligeant les arguments des scientifiques selon lesquels il ne faut pas commencer à construire dans la zone traversée par la ligne de faille sans études. Le 21 février dernier, la construction de près de 1 800 maisons dans la zone du séisme a commencé. Cependant, le coût de la reconstruction sera faramineux : celui des zones sismiques est estimé à 17 milliards de dollars et celui des infrastructures à plus de 22 milliards de dollars. Dans le contexte actuel de crise économique et de forte inflation en Turquie, c’est une tâche difficile, mais vitale pour la survie de l’AKP.