A six semaines de l’élection présidentielle, à découvrir dans la Veille politique et électorale Turquie N°6 de l’Institut Thomas More, réalisée par Selmin Seda Coskun, Ph.D. et Jean-Sylvestre Mongrenier : Résultats des derniers sondages, Comment comprendre la stratégie d’Erdogan ?, L’opposition a-t-elle une chance de l’emporter ?
La Veille politique et électorale de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité politique turque dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023. Elle est rédigée en anglais et en français et est composée de trois parties : prévisions électorales, agenda politique (comprenant des questions poli- tiques intérieures, économiques et socio-politiques) et analyse. La Veille N°6 couvre la période allant du 1er mars au 31 mars 2023.
Table des matières:
- Erdogan ne peut se permettre de perdre les élections
- La candidature de Kiliçdaroglu et le coût d’un week-end tumultueux à l’Alliance Nationale
- L’orientation du vote kurde déterminera le résultat des élections
- Pourquoi le 14 mai ? Pourquoi ce jeu décontracté d’Erdogan ?
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Erdogan ne peut se permettre de perdre les élections
Les jalons de la route vers les élections se précisent. La date du 14 mai est désormais officielle. Le processus électoral a débuté le 10 mars. Alors que Recep Tayyip Erdogan est le candidat à la présidence de l’Alliance Républicaine, celui de l’Alliance Nationale s’est nommé Kemal Kiliçdaroglu, le chef de CHP. Les derniers sondages montrent que l’avance de Kiliçdaroglu sur Erdogan est de plus de 10 points et que l’Alliance Nationale obtient plus de sièges au Parlement que l’Alliance Républicaine d’Erdogan. Bref, Erdogan est face à l’élection la plus difficile de ses 20 ans de pouvoir. Mais Erdogan semble plus calme, tranquille et décontracté que jamais. C’est comme s’il ne se souciait pas des élections. Ou bien est-il déjà certain qu’il gagnera de toute façon ?
L’affirmation la plus courante est qu’Erdoğan peut influencer les élections en sa faveur. L’équité du processus électoral est un point d’interrogation tant en Turquie qu’à l’étranger. Le calme d’Erdogan aujourd’hui est déjà imprégné de la perception qu’il gérera les élections comme il l’entend. La raison principale en est que le changement de pouvoir aurait quelque chose d’extraordinaire. Avec ce système qui dure depuis 20 ans, la société s’est habituée à la loyauté plutôt qu’au mérite, au commandement plutôt qu’à la consultation, à la prise de décision centralisée par le palais plutôt que par les institutions, à l’absence de consultation de la constitution, de la loi et de la science dans le processus. Après une longue période au cours de laquelle Erdogan s’est fermement accroché au pouvoir et n’a jamais hésité à utiliser les atouts dont il disposait, l’idée d’une défaite d’Erdogan ne semble pas plausible.
Que se passera-t-il si Erdogan perd? Les élections municipales d’Istanbul en mai 2019 en sont le meilleur exemple. Le candidat de l’AKP à la mairie, l’ancien ministre des transports et premier ministre M. Binali Yıldırım, a été battu par Ekrem Imamoglu, un jeune politicien inconnu du CHP. Le président Erdogan, qui a associé la perte d’Istanbul à la perte de la Turquie, n’a pas accepté les résultats. Les élections ont été reprises en juin, l’institution électorale suprême ayant jugé que les votes étaient frauduleux et mal comptés. L’AKP était persuadé de remporter Istanbul. Mais Binali Yıldırım a subi sa deuxième défaite. L’AKP a vraiment perdu Istanbul.
Depuis lors, le rival potentiel qui pourrait faire vivre un cauchemar à Erdogan est Ekrem Imamoglu, le nouveau maire d’Istanbul. Pour l’empêcher d’assumer cette tâche, diverses enquêtes sur le terrorisme ont été ouvertes au sein de la municipalité, et İmamoğlu a été condamné en décembre 2022 pour insulte. La sentence n’a pas encore été confirmée, mais elle a suffi à empêcher İmamoğlu de se présenter comme candidat à la présidence contre Erdogan (voir « Imamoglu : plus qu’un simple maire selon le président Erdogan », Veille N° 4).
Sur le plan technique, si Erdogan ne parvient pas à gagner en 2023, nous risquons d’être confrontés à un scénario identique à celui de 2019. Les juges et les fonctionnaires électoraux fidèles à Erdoğan pourraient tenter d’inverser les résultats, comme ils ont essayé de le faire en 2019 en annulant les résultats de l’élection du maire d’Istanbul. En bref, si Erdoğan sent la défaite, personne ne s’attend à ce qu’il parte tranquillement. Dans un tel contexte, le peuple turc devrait faire preuve de prudence et de circonspection afin de ne pas être entraîné dans le chaos.
En résumé, il est peu probable que Erdogan obtienne une majorité parlementaire grâce à son alliance avec le MHP. Néanmoins, notre homme a encore une chance d’être réélu président. S’il gagne, ce sera grâce au « système Erdogan », qui a jusqu’à présent renforcé son emprise sur les médias, l’armée, bref, sur la Turquie. En effet, le système autoritaire a affaibli la croyance en un changement de pouvoir en Turquie autant que les protestations démocratiques.
La candidature de Kiliçdaroglu et le coût d’un week-end tumultueux à l’Alliance Nationale
Alors que la Turquie faisait face aux douleurs sociales et politiques des séismes du 6 février, un autre séisme s’est produit au sein du front de l’opposition le 3 mars. Le IYI Parti, potentiellement le deuxième au sein du front d’opposition qui s’est rassemblé sous le nom de la Table des Six, a annoncé qu’il se retirait de l’alliance parce qu’il n’était pas d’accord avec le leader du CHP Kemal Kiliçdaroglu pour candidat à la présidence. Le chef de ce parti, Mme Meral Aksener, a été fortement critiquée pour cette décision. Après un week-end mouvementé, cette dernière a accepté la candidature de Kiliçdaroglu à condition que les maires d’Istanbul et d’Ankara soient vice- présidents, et a réintégré lundi l’alliance qu’elle avait brièvement quittée. Quelle était donc la raison de ce week- end houleux et quel en est le coût ?
Pendant des mois, on a attendu avec impatience de savoir qui serait le candidat présidentiel du front d’opposition. Cependant, il semble que l’opinion publique ait été mieux informée au sujet de cette candidature qu’Aksener. En effet, l’utilisation fréquente du « je » par Kiliçdaroglu, la diffusion de ses propres affiches et même le lancement de la campagne – « J’arrive, moi, Monsieur Kemal » – avaient laissé présager sa candidature. Il a été surprenant de constater que la candidature de Kiliçdaroglu n’a surpris qu’Aksener. Pendant un an, la « Table des Six » s’est réunie, a présenté des manifestes communs, annoncé un programme de gestion gouvernementale. Il n’est pas possible que la question de la candidature n’ait jamais été discutée et qu’Aksener ait été pris par surprise cru avoir été trompé.
Sur la base de sondages électoraux, Aksener proposait le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu ou le maire d’Ankara Mansur Yavas. Cependant, les cinq partis se sont mis d’accord sur Kiliçdaroglu comme candidat commun. Mme Aksener, quant à lui, a lancé un appel ouvert à ces deux maires après ses propos acerbes. Akşener pensait-elle à ce moment-là que l’un d’entre eux démissionnerait et se présenterait aux élections en tant que candidat présidentiel du IYI parti ? Finalement, les deux maires ont annoncé qu’ils restaient fidèles à leur parti respectif, qu’ils continueraient à exercer leurs fonctions et que Kiliçdaroglu était leur candidat à la présidence.
Les deux noms mentionnés sont ceux des maires des deux villes les plus importantes du CHP. Afin d’éviter le risque de perdre à nouveau ces municipalités, Kiliçdaroglu avait déclaré à plusieurs reprises qu’il n’y aurait pas de changement de sièges dans la municipalité pendant au moins une période. Pourquoi Aksener a-t-elle continué à insister sur Imamoglu et Yavas tout en critiquant l’insistance de Kiliçdaroglu sur leur candidature ?
De plus, Aksener ne savait-elle pas que Imamoglu avait été sanctionné pour les propos qu’il avait tenus à l’encontre des membres du Conseil électoral suprême en 2019 et qu’il serait banni de la vie politique si sa condamnation était confirmée ? Erdogan a bien joué ses cartes et a éliminé son adversaire le plus dangereux. Dans les quelques jours qui ont suivi la confirmation de la candidature de Imamoglu, Aksener savait aussi très bien qu’Erdogan ne se priverait pas de mettre au pas le pouvoir judiciaire.
Cette agitation a entraîné une polarisation au sein de l’opposition ce week-end-là. Sur les médias sociaux, l’opinion publique est divisée en deux. D’une part, alors que les messages de soutien affluaient pour Kiliçdaroğlu, Aksener était accusé de trahison, d’autre part, alors qu’Aksener était déclaré être le seul dirigeant à avoir pensé à la survie de la Turquie et à avoir résisté, Imamoglu et Yavaş étaient accusés d’être des lâches pour ne pas avoir répondu à l’appel d’Aksener. Les critiques des cercles intellectuels étaient toutefois principalement adressées à Aksener. Certains ont même déclaré que le parti d’Aksener s’était suicidé avec cette décision.
Bien que le retour d’Aksener au sein de l’alliance ait contribué à résoudre le problème de confiance dans une certaine mesure, une dimension plus dangereuse de la question de la polarisation est apparue. En effet, l’identité alévie de Kiliçdaroglu a été rendue plus visible sur la scène politique. La réponse à la question de savoir pourquoi Akşener était si opposée à la candidature de Kiliçdaroglu a été interprétée par le public comme le fait que le parti de droite ne voulait pas d’un président alévi.
En fait, le dénominateur commun qui réunit ces six partis politiques est le retour au système parlementaire où la fonction du président est symbolique. Aksener aurait pu se présenter comme Premier ministre ou encourager les noms qu’elle souhaitait le faire à la suite. Pensait-elle que Kiliçdaroglu, qui lui avait donné 15 députés en avril 2018 pour que son parti puisse entrer au parlement après la démission de son propre parti du MHP, ne méritait pas la présidence? Ou bien pensait-elle que Kiliçdaroglu ne pouvait pas vraiment gagner ? Aksener a introduit le doute et fragilisé l’opposition.
Cela dit, la candidature de Kiliçdaroglu doit également être critiquée. Lors d’une émission télévisée, Kiliçdaroğlu avait souligné que le président devrait être au-dessus des partis et être impartial après la transition vers le système parlementaire, et avait déclaré qu’il ne serait pas candidat. Il avait même déclaré qu’il était contraire à son honneur d’être candidat. Or, malgré toutes ces critiques, comment, pourquoi et sur quelle base Kiliçdaroglu s’est-il jeté à l’eau ? Une nouvelle défaite électorale signifierait-t-elle son propre suicide politique ?
L’orientation du vote kurde déterminera le résultat des élections
Le fait que l’Alliance Nationale, dirigée par M. Kemal Kiliçdaroglu, puisse prendre les voix du HDP constitue un grand problème pour Erdogan, car le soutien des électeurs kurdes pourrait permettre à Kiliçdaroglu de remporter la présidence dès le premier tour. Consciente de cela, l’Alliance National a entamé un mouvement d’expansion vers le HDP et l’Alliance pour le travail et la liberté, ce qui a également inquiété l’Alliance Républicaine du Président Erdogan. L’Alliance Républicaine a montré une tendance à l’élargissement vers Hüda-Par, un parti politique religieusement conservateur et extrémiste lié au Hezbollah. Or, le choix de s’allier avec Hüda-Par semble être une stratégie discutable et risquée. Comment expliquer que le gouvernement menace de fermer le HDP, le troisième plus grand parti politique (56 députés, le dixième du corps électoral selon les sondages) alors qu’il tente un accord périlleux avec Hüda-Par, guère plus qu’un groupuscule (0,31 % en 2018) ?
Pourquoi pareil rapprochement de l’AKP avec Hüda-Par ? Ce rapprochement vise à empêcher le HDP, soutenu par les Kurdes socialistes, ainsi que les partis Gelecek et DEVA, soutenus par des tribus opposées au PKK, de gagner des suffrages dans la région. En effet, l’Est et le Sud-Est sont d’importants réservoirs de voix pour l’AKP, et les trois provinces où Hüda-Par reçoit des voix sont Bingöl, Mardin et Sırnak. L’AKP est puissant dans les administrations locales et contrôle indirectement les mairies dirigées par les fidéicommissaires. Toutefois, cette stratégie ne fonctionnerait pas aussi bien que souhaité. En effet, suite à l’affaire Hüda-par, des oppositions ont commencé à se lever au sein de l’Alliance Républicaine. Outre son affiliation au Hezbollah, Hüda-Par a des exigences qui dérangent le front nationaliste turc. Parmi les points les plus importants du programme de ce parti figurent l’acceptation du kurde comme deuxième langue officielle langue d’enseignement, la reconnaissance constitutionnelle des Kurdes, l’acceptation des Turcs et des Kurdes comme peuples fondateurs originaux du pays et la libre discussion sur modèle politique, pour aller vers le fédéralisme. Par ailleurs, Hüda-Par est favorable à l’application de la charia en Turquie. Autant de points que le MHP, le principal partenaire de l’AKP au pouvoir, n’apprécie pas. Néanmoins, le chef du MHP, M. Devlet Bahçeli, préfère rester silencieux pour le moment afin de maintenir son partenariat avec l’AKP, mais ce silence au sein du MHP ne durera pas D’autre part, le Parti patriotique (Vatan Parti), connu pour ses opinions nationalistes et son soutien politique à l’AKP, n’est pas non plus à l’aise face à cette situation. Le chef du Parti patriotique, M. Dogu Perinçek, a donc annoncé sa candidature à la présidence.
En revanche, le soutien apporté par le HDP à l’Alliance Nationale est presque certain. Le 20 mars, la visite du candidat à la présidence de l’Alliance Nationale, M. Kiliçdaroglu, au siège du HDP a été accueillie très positivement. Les Kurdes éprouvent une certaine sympathie pour Kiliçdaroglu, qui a déclaré que la solution au problème kurde se trouvait au parlement. L’ancien co- président du HDP Selahattin Demirtas, qui est actuellement en état d’arrestation, a également publié des messages de soutien à Kiliçdaroglu. En effet, les sanctions prises par la Cour suprême d’appel contre le HDP, le 2 mars 2021, telles que la fermeture du parti ou la privation totale ou partielle de l’aide publique, ont entraîné une forte réaction kurde contre le gouvernement. Afin de ne pas être empêché de participer aux élections en raison de cette sanction, le HDP a décidé de participer aux élections sous l’égide du Parti de la Gauche Verte. Par conséquent, sauf situation contraire, à l’heure actuelle, les probabilités électorales penchent en faveur de Kiliçdaroglu.
Jusqu’à présent, l’incapacité de la Table des Six à se rapprocher du HDP était due aux accusations d’être terrorisée. Désormais, Kiliçdaroglu a l’avantage que le HDP représente les votes des électeurs kurdes majoritaires, qui ont aidé Ekrem Imamoglu à remporter de manière décisive la course à la mairie d’Istanbul (2019). Et sans ces votes, il est difficile de voir comment Erdogan pourrait remporter la présidence pour un troisième mandat. Le fait que Erdogan joue la carte de l’extrémisme pour élargir ses appuis électoraux est un signe que le président de la Turquie se fait du souci même s’il garde son calme.
Pourquoi le 14 mai ? Pourquoi ce jeu décontracté d’Erdogan ?
Les séismes dévastateurs qui ont ravagé le sud-est de la Turquie et le nord-est de la Syrie depuis le 6 février 2023, faisant plus de 50 000 morts, ont également provoqué des secousses politiques. La population a le sentiment de payer de sa vie deux décennies de négligence et de corruption de la part d’un gouvernement qui n’a pas tenu ses promesses les plus élémentaires en matière de sécurité et de prospérité. Le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan est désormais confronté à un défi politique concret lors des prochaines élections. Mais pourquoi donc Erdogan a-t-il choisi le 14 mai, alors que la conjoncture à la fois politique et psychologique ne lui est pas favorable ? Et pourquoi reste- t-il silencieux ?
En ce qui concerne la date, la Constitution prévoit que les élections doivent se tenir dans les cinq ans suivant l’élection précédente et il n’existe aucune disposition permettant de les reporter en cas de catastrophe naturelle. L’opposition était déterminée à ne pas permettre la possibilité d’un tel report des élections en invoquant la constitution. L’idée de base de l’opposition est qu’Erdogan pourrait perdre ce scrutin et qu’il faut agir maintenant. Le gouvernement est quant à lui conscient de la réaction du peuple turc face à une tentative de report des élections par un gouvernement qui n’a pas su rapidement répondre à la situation de détresse et qui est tenu pour responsable de la gravité des destructions (voir la corruption des deux dernières décennies).
Cependant, des problèmes pourraient survenir lors des élections. Dans ce pays de 85 millions d’habitants, 15 millions de personnes ont été directement touchées par le séisme. La plupart des survivants se sont installés dans des abris temporaires et des villes de tentes et de conteneurs avant de pouvoir être relogés ; un million de personnes auraient déjà migré vers d’autres provinces. La plupart des bâtiments administratifs de la région sont détruits. Les citoyens ont perdu leurs cartes d’identité. L’identification des corps sans vie prend également du temps. Ce chaos génère des difficultés pour les commissions électorales. Toutefois, il a été précisé que les victimes du séisme qui ont quitté leurs villes voteront là où elles se sont rendues, tandis que celles qui se trouvent encore dans la zone du séisme voteront dans des conteneurs.
Dans ces conditions, le 18 juin aurait dû être une date plus probable pour l’élection. Cependant, cette date a soulevé un autre casse-tête pour Erdogan. Il s’agit de la question de la candidature : La Constitution stipule qu’un président élu deux fois ne peut pas être candidat une troisième fois (voir « Élections anticipées ? Erdogan demande l’autorisation… pour la dernière fois », Veille N° 4). Cependant, il semble que les questions constitutionnelles seront éclipsées par l’urgence de la situation.
Que promet donc le gouvernement AKP en si peu de temps ? Essayant de toucher les cœurs en appelant cela le destin, le gouvernement s’est lancé dans la reconstruction pour couvrir rapidement les traces du désastre. Le 21 février, la construction de près de deux mille maisons a donc commencé dans la zone affectée par le séisme. La principale attente du gouvernement est que les victimes du séisme disposent le plus rapidement possible d’espaces de vie sûrs. Les planificateurs affirment que la zone, qui se trouve déjà sur une ligne de faille, devrait d’abord faire l’objet des études nécessaires. Mais l’AKP privilégie la préparation des élections. Ce faisant, il veut distribuer les fonds encore à ses propres cercles de construction. La rhétorique qu’il utilise actuellement est claire et simple : « Nous sommes ceux qui sortiront la Turquie de cette destruction ». L’AKP demande un an pour reconstruire les bâtiments détruits et promet des aides au loyer pour ceux qui ont perdu leur famille.
Il convient également de noter que le gouvernement bénéficiera d’avantages politiques importants, grâce à l’état d’urgence de trois mois déclaré dans les provinces touchées par le séisme. Cela signifie un large éventail de contrôles, allant des médias à l’interdiction des rassemblements. Désormais, Erdogan pourrait étendre et même élargir l’état d’urgence.
Un autre aspect qui ne peut être ignoré est la crainte de la société turque de voir les choses empirer après les élections. Il existe une hypothèse effrayante selon laquelle si les élections ne sont pas sûres, elles pourraient faire l’objet de soupçons et le pays serait alors plongé dans le chaos. Si la société craint effectivement qu’un changement de pouvoir crée un risque de survie pour la paix sociale et l’avenir de l’État, et si elle fait des choix fondés sur la sécurité, il est possible qu’elle se rapproche du bloc électoral qui, selon elle, représente l’État.
À ce stade, l’opposition a beaucoup de travail à faire. A raison, elle a incriminé la politique du gouvernement. Cependant, dans quelle mesure les nouveaux paradigmes apparus après les séismes peuvent-ils influencer les préférences des électeurs ? L’opposition devrait aussi expliquer au public comment elle compte panser les plaies, préciser sa vision pour la Turquie et convaincre les électeurs qu’elle renforcera le pays, le rendra plus solide. La projection politique de la catastrophe donne à l’opposition un avantage certain, car les dirigeants actuels de la Turquie ont été mis à l’épreuve et ils ont échoué.
Enfin, Erdogan mène une campagne électorale modeste. Il n’a rien de nouveau à offrir en termes de promesses électorales et a épuisé les ressources de son lexique politique. La question la plus importante est de savoir comment le président turc pourrait donc apporter des solutions aux maux dont il porte la responsabilité. En tant que « père de la nation », il lui faudrait traiter les questions nationales et humanitaires, répondre aux besoins de la population, et lancer de nouveaux chantiers. Le compte n’y est pas: Erdogan cherche principalement à invalider l’opposition turque.
Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri [La guerre par procuration dans les conflits internationaux] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris, elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoire- géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.