En Turquie, l’affiche de campagne en forme de réquisitoire des années Erdogan – Nicolas Bourcier / LE MONDE

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Le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, a lancé sa campagne pour l’élection présidentielle du 14 mai avec un visuel d’une force et d’une audace politique inusitées. Nicolas Bourcier reports dans Le Monde du 29 mars 2023.

Une affiche n’a jamais fait une campagne, à de très rares exceptions près. En France, on se souvient de la photo de François Mitterrand avec son slogan « La force tranquille » – bel oxymore – qui accompagna le candidat socialiste vers la victoire en 1981. Celle aussi de Valéry Giscard d’Estaing, en 1974, qui posait avec sa fille Jacinthe sous son simple nom de famille.

En Turquie, les affiches politiques ont également ponctué, à leurs manières, la vie électorale et ses soubresauts depuis la fin de la seconde guerre mondiale et l’introduction du multipartisme. Même si les panneaux géants au bord des routes ont été quasi monopolisés ces dernières années par l’omniprésident Recep Tayyip Erdogan dans une mise en scène le plus souvent identique (portrait en plan buste avec une phrase plutôt virile du type « Une grande Turquie veut un leader fort »), le pays a, lui aussi, connu quelques coups d’éclat dans l’imagerie politique.

En 1950, la campagne du Parti démocrate (PD), qui l’emporte aux législatives contre l’ex-parti unique, le Parti républicain du peuple (CHP), la formation créée par le père fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk, est à ce titre exemplaire. L’affiche, d’une simplicité épurée à l’extrême, montre une main levée à côté de l’injonction : « Ça suffit ! La parole est au peuple ! » Pour une première alternance électorale, l’effet fut garanti.

Près de quatre décennies plus tard, la photo d’une main enserrant cette fois-ci un agrume et accolée au slogan en forme de question, « Avez-vous la force d’être pressé cinq ans de plus comme un citron ? », marquera également les esprits. La métaphore contre la vie chère ne permettra pas au Parti populaire social-démocrate (SHP, opposition) de remporter les élections, mais elle participera à doubler son score dans les urnes, passant de 12 % à 24 % des suffrages. L’agrume pressé sera réutilisé à plusieurs reprises, notamment en 2015 par Kemal Kiliçdaroglu, le président du CHP et candidat alors aux élections législatives.

Mise en abyme

Le leader de la formation kémaliste a aujourd’hui remisé le citron, mais il revient avec une affiche d’une force et d’une audace politique inusitées, qui pourrait bien, elle aussi, faire date. Et pas seulement au niveau de l’image. Candidat à la présidentielle du 14 mai d’une large coalition d’opposition, allant de l’extrême droite au centre gauche, Kemal Kiliçdaroglu, connu plutôt pour son manque de charisme, a choisi de cibler le pouvoir en place par une impressionnante galerie de portraits et de symboles. Lire le portrait : Article réservé à nos abonnés Turquie : Kemal Kiliçdaroglu, opiniâtre opposant à Erdogan

Il y a là sa photo au premier plan, sourire large et regard bienveillant, un salut de la main aussi, le petit pin’s du drapeau turc au revers de sa veste impeccable et un slogan plutôt simple et efficace : « Je suis Kemal, j’arrive. » Mais l’essentiel est ailleurs. En arrière-plan, on distingue sur fond bleu une vingtaine de photos alignées, une sorte de collage façon patchwork de la Turquie en crise d’aujourd’hui. Une mise en abyme sous forme de réquisitoire illustré, inventorié façon Prévert, des plaies et des maux des années Erdogan.

D’abord un chiffre, tiré d’une pancarte du CHP et qui interroge : « Où sont passés les 128 milliards de dollars ? » Ce montant avait été repris, au printemps 2022, par l’opposition qui accusait le gouvernement d’avoir dilapidé cette somme des réserves de la banque centrale en 2019 et 2020. Après un long silence, le chef de l’Etat avait accusé, à son tour, l’opposition de « mentir » en suggérant que le Trésor avait utilisé ses réserves pour le bénéfice d’entreprises proches du pouvoir. Selon lui, la banque centrale n’avait fait que soutenir l’économie et la livre turque en pleine pandémie.

La photo qui suit est un personnel soignant masqué. Le secteur est en crise et subit de plein fouet les vertiges de l’inflation. On parle de plus d’un millier de médecins ayant quitté le pays en 2022 pour un meilleur niveau de vie. Lors d’une de ses interventions, le président avait affirmé que si les professionnels de santé voulaient partir, et bien « qu’ils s’en aillent, nous continuerons avec des jeunes diplômés ».

Silence des autorités

Le portrait d’un jeune homme à la moustache tombante, devant un maillot du club de football de Bursa, est celui de Sinan Ates. Assassiné le 30 décembre 2022, en pleine rue, à Ankara d’une balle dans la tête, il avait été le président en 2019 et 2020 du groupuscule d’extrême droite Ülkü Ocaklari (« le foyer des idéalistes »), principale association des Loups gris, le surnom donné aux membres de l’extrême droite turque, liés au MHP, le parti ultranationaliste de la coalition gouvernementale. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Face à l’acharnement du pouvoir turc contre la sociologue Pinar Selek, les pays européens doivent cesser de regarder ailleurs »

L’affaire a fait grand bruit et le silence des autorités, pendant plusieurs jours, a été particulièrement commenté. Sinan Ates était une célébrité dans les cercles nationalistes. Certains lui reprochaient d’avoir montré des marques de sympathie envers le Bon Parti de Meral Akşener, ex-MHP et ancienne ministre de l’intérieur aujourd’hui membre de la coalition d’opposition de Kemal Kiliçdaroglu. Une partie du dossier aurait depuis été « perdue », selon les autorités.

Vient ensuite Enes Kara, 20 ans. Le jeune homme était étudiant en médecine à Elazig jusqu’à ce qu’il mette fin à ses jours le 10 janvier 2022. Dans une vidéo d’une dizaine de minutes et une note justifiant son acte, il expliquait avoir « perdu toute joie de vivre » en raison de son quotidien dans une résidence universitaire tenue par une confrérie religieuse. Lui-même se disait « non musulman », mais insistait sur le fait « que sa famille ne le sait pas ». « Obligé de prier tout le temps, d’assister aux cours de la secte, et de lire les livres qu’elle lui impose », Enes Kara ajoutait être « très fatigué psychologiquement ». Et puis ceci : « Tout le monde ici veut partir [à l’étranger]… Quand j’ai dit que je voulais quitter cet endroit, j’ai reçu un “non” en retour. »

Symbole d’une jeunesse en mal de reconnaissance

Sa mort a relancé le débat sur les résidences religieuses. Depuis des années, les étudiants sont contraints de trouver un logement dans ces foyers affiliés à des groupes religieux à cause de la pénurie de résidences gérées par l’Etat. Rattachées à des fondations ou à des associations, leur nombre aurait doublé depuis 2016. Selon le Syndicat des employeurs de services de logements et résidences privés, la capacité en lits des internats gérés illégalement en Turquie dépasserait 150 000, alors que l’Etat ne dispose que de 50 000 places. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Turquie, « Maras l’héroïque » en plein doute

Le père d’Enes, Mehmet Kara, a déclaré qu’il n’engagerait aucune action en justice pour la mort de son fils. « L’endroit où il a séjourné est géré par des gens bien. Je lui ai recommandé de rester là-bas. Je suis membre de cette communauté depuis vingt-cinq ans. Je n’ai vu aucun mal de leur part », a-t-il dit. Enes Kara, lui, est devenu depuis le symbole d’une jeunesse en mal de reconnaissance et de modèles identificatoires diversifiés.

Il y a là encore la photo d’une femme voilée, celles d’un paysan devant ses semences, d’un père tenant la main de sa fille piégée sous les décombres du tremblement terre du 6 février, le portrait aussi du jeune Ali Ismail Korkmaz, battu à mort dans la ville d’Eskisehir pendant le mouvement de protestation de Gezi en 2013, et la militante transgenre Hande Kader. On l’appelait l’« icône de la communauté LGBT turque ». Elle a été brutalement assassinée le 8 août 2016. Son corps a été retrouvé entièrement brûlé. Hande s’était fait notamment connaître lors de la Marche des fiertés en 2015 à Istanbul lorsqu’elle s’était opposée aux forces de police.

Depuis, un « ordre de confidentialité » a été imposé sur l’enquête. On sait juste qu’une personne a été arrêtée, mais aucune autre information n’a filtré à ce jour. Rien. Un silence vertigineux que cette affiche de campagne de Kemal Kiliçdaroglu vient soudainement de briser. Comme tous les autres.

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Nicolas Bourcier reports dans Le Monde du 29 mars 2023.

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