Devant le groupe parlementaire de son parti, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a joué dans le registre de l’émotion, mercredi 11 novembre, pour saluer l’accord conclu l’avant-veille au soir par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, sous l’égide de la Russie, qui met fin à quarante-quatre jours de combats meurtriers pour la possession du Haut-Karabakh et consacre une victoire militaire azerbaïdjanaise. « Nous, la Turquie et le peuple turc, avons ressenti dans notre cœur depuis vingt-huit ans, avec nos frères azerbaïdjanais, cette douleur de l’occupation. La joie de nos frères azerbaïdjanais est notre joie, leur fierté est notre fierté », a proclamé le chef de l’Etat turc.
La presse progouvernementale était à l’unisson de son dirigeant, célébrant dans ses manchettes : « Un poing de fer, une victoire totale », selon le quotidien Yeni Safak. « Le monde turc en liesse », selon Milliyet ; ou encore « L’Arménie à genoux, le Haut-Karabakh sauvé », d’après Yeni Akit.
D’un point de vue turc, les bénéfices de l’accord sont indéniables. Depuis la fin de la première guerre du Haut-Karabakh, en 1994, et la sécession de cette ancienne région autonome majoritairement peuplée d’Arméniens, la Turquie réclame le retour de l’enclave – soit 4 400 kilomètres carrés – et des territoires limitrophes qu’elle a annexés – 7 000 kilomètres carrés – sous la souveraineté de l’Azerbaïdjan, un proche allié dont la langue est proche de la leur.
Gains territoriaux entérinés
Or, le texte du cessez-le-feu entérine les gains territoriaux obtenus lors de l’offensive de l’armée azerbaïdjanaise, tout en contraignant la partie arménienne à restituer d’autres zones sous son contrôle. Ainsi, au total, « l’Azerbaïdjan libère 7 500 à 8 000 kilomètres carrés », calcule Behlül Özkan, maître de conférences en relations internationales à l’université stambouliote Marmara. « Les Russes vont s’installer pour cinq ou dix ans dans le territoire restant, dans le cadre d’une force de maintien de la paix. Passé ce délai, l’Azerbaïdjan pourra aussi rétablir sa souveraineté sur ce secteur, poursuit le chercheur, interrogé mercredi par la plate-forme Internet Medyascope. La libération des territoires du principal allié de la Turquie dans le Caucase est bien sûr au bénéfice de la Turquie. »
L’accord prévoit en outre l’ouverture par l’Arménie d’une voie d’accès, qui sera sécurisée par les garde-frontières russes, entre la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et le gros du territoire de l’Azerbaïdjan, séparés l’un de l’autre par une bande de terre arménienne d’environ 50 kilomètres. « C’est important pour la Turquie, qui a une petite frontière commune avec le Nakhitchevan, estime Hakan Gunes, professeur associé au département de sciences politiques de l’université d’Istanbul et spécialiste de la Russie et du Caucase. Les villes turques proches de cette frontière, mais aussi certains cercles d’affaires turcs et européens attendaient depuis longtemps l’ouverture d’un tel corridor de circulation. »
La satisfaction est cependant loin d’être complète côté turc. Ankara n’a pas été convié à la table des négociations, en dépit d’un soutien massif qui a joué un rôle décisif dans le succès militaire de l’Azerbaïdjan. Outre les drones armés Bayraktar TB2, le journal russe Kommersant évoquait mi-octobre l’implication de 600 militaires turcs dans le conflit, et l’Observatoire syrien des droits de l’Homme la présence, début novembre, en Azerbaïdjan, de 2 580 mercenaires syriens transférés par les soins de la Turquie.
Présence minimale
« Le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, a mentionné le rôle qu’allait jouer la Turquie dans la surveillance du cessez-le-feu, mais Moscou s’est empressé de souligner que seules des forces de maintien de la paix russes seraient déployées, commente l’ancien officier Metin Gurcan, devenu spécialiste des questions militaires pour le journal en ligne Al-Monitor. Cela équivaut à un contrôle russe sur
En lot de consolation, le président Erdogan a pu annoncer à ses députés, mercredi, la signature d’un accord sur « un centre conjoint turco-russe pour le contrôle et la surveillance » du cessez-le-feu, qui assurera une présence minimale de la Turquie « dans les territoires azerbaïdjanais libérés de l’occupation ».
Quant à la voie d’accès qui devrait permettre de relier l’Anatolie à l’Azerbaïdjan, via le Nakhitchevan, « la Russie conserve les clés du corridor, qu’elle pourra ouvrir ou fermer à sa guise », fait remarquer Hakan Gunes. « Ce sont les Russes qui ont décidé du destin de la région et, en raison des multiples désaccords entre la Russie et la Turquie – sur la Syrie, la Libye, la Méditerranée orientale –, Poutine n’a pas voulu partager la victoire avec Erdogan », estime le chercheur.
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