Désigné comme le principal rival du président de la République turc à l’élection présidentielle, le 14 mai, le chef du Parti républicain du peuple promet de « briser le mur de la peur ». Nicolas Bourcier rapporte dans Le Monde du 7 mars 2023.
Difficile de ne pas voir en Kemal Kiliçdaroglu l’exact contraire du bouillant président Recep Tayyip Erdogan, passé maître dans l’invective et la violence verbale. Même sa femme a assuré un jour, à un média turc, qu’avec son mari « on ne peut même pas avoir une vraie dispute ». A 74 ans, Kemal Kiliçdaroglu est ce que l’on pourrait appeler en politique une force tranquille. Adepte d’une démarche transpartisane, apaisé et soucieux de rapprocher plutôt que de diviser, le président du Parti républicain du peuple (CHP), la formation créée par Mustafa Kemal dit Atatürk, a réussi à regrouper autour de lui une coalition d’opposition suffisamment élargie pour espérer, pour la première fois en vingt ans, renverser le chef de l’Etat turc lors de l’élection présidentielle prévue le 14 mai.
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Mais que le chemin fut laborieux ! Longtemps raillé pour son côté terne et son manque de charisme, Kemal Kiliçdaroglu a dû affronter les charges successives de Meral Aksener, égérie de la droite nationaliste et partenaire de sa coalition d’opposition, qui a dit et répété qu’elle ne croyait pas en sa capacité de victoire.
Il a dû également composer, pour l’heure, avec les deux étoiles montantes issues des rangs de son propre parti, les maires d’Ankara et d’Istanbul, tous deux mieux placés que lui dans les sondages. De fait, cet ancien comptable et ex-directeur de la Sécurité sociale avant de se lancer en politique il y a près d’un quart de siècle, a transformé en atout sa politique des petits pas dans un pays malade de ses divisions et contradictions.
Le « Gandhi turc »
Ses proches le surnomment le « Gandhi turc », pour sa ressemblance avec le guide spirituel indien. Ses détracteurs au sein de son parti l’appellent « le vieux ». En réalité, Kemal Kiliçdaroglu renvoie un peu des deux images, celle d’un sincère pacificateur couplée à une figure en décalage avec son temps, celle d’une sorte d’oncle lointain qu’on aimerait avoir à déjeuner les dimanches en famille de temps en temps.
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Issu d’une fratrie anatolienne de sept enfants, originaire de la région de Dersim, à majorité kurde, et membre de la minorité alévie, une branche hétérodoxe de l’islam, il a toujours cultivé son profil modeste de bureaucrate. Longtemps coiffé de la casquette des travailleurs, il promet lors de son ascension au sein du parti de renouer avec la social-démocratie, tout en s’inspirant de l’ancien premier ministre Bülent Ecevit,l’homme du coup de force à Chypre en 1974, mais aussi d’une politique aussi ambitieuse qu’austère.
Aujourd’hui, Kemal Kiliçdaroglu ne parle plus que de démocratie tout court, de lutte contre la corruption du pouvoir, de « droit, loi, justice » aussi, un slogan repris en 2017 par ses partisans lorsqu’il entreprit une marche de 450 kilomètres d’Ankara à Istanbul pour protester contre la condamnation d’un de ses députés à vingt-cinq ans de réclusion, pour « révélation d’informations confidentielles » à un quotidien d’opposition. Ils étaient des dizaines de milliers de personnes à le suivre. Lire aussi (2017) : Article réservé à nos abonnés La marche turque de l’opposition à Erdogan
Il faut reconnaître au candidat de la coalition d’opposition un courage certain, une aptitude à batailler et à s’opposer à l’adversité avec une constance qui force l’admiration − n’étaient ce ton et ce sourire un peu vieux jeu, cette langue de bois entendue dans la plupart de ses interviews, comme s’il était écrasé par le poids de sa propre formation, ce parti politique vieillissant et unique héritier du père fondateur de la patrie turque. Un parti dont on attend toujours une démocratisation en interne et une clarification de son aile la plus droitière et nationaliste.
Discours musclé
Avec le temps, Kemal Kiliçdaroglu s’est toutefois raffermi, il a musclé son discours. Après le putsch raté du 15 juillet 2016 et la spirale répressive vertigineuse qui s’ensuivit, il n’a pas hésité à affirmer : « Nous avons vécu deux coups d’Etat : un coup militaire le 15 juillet et un coup civil cinq jours plus tard avec l’instauration de l’état d’urgence. Nous briserons ce mur de la peur. » Au moment de la réélection dès le premier tour, en 2018, de Recep Tayyip Erdogan, il a indiqué qu’il ne féliciterait pas le président pour sa victoire, le qualifiant de « dictateur ». « On ne peut pas féliciter un homme qui ne défend pas la démocratie. Je le féliciterais d’ailleurs pour quoi ? », ajoutait-il.
Le moment le plus marquant et le plus maîtrisé du candidat est sans conteste le plus récent, où l’on le voit sur une vidéo, en pull noir sur fond noir, au lendemain du séisme, le 7 février, accuser d’un ton droit et sobre le président Erdogan d’être en grande partie responsable de la tragédie en cours. La séquence a été, depuis, vue par près de 20 millions de personnes.
En matière de politique générale, il souhaite que l’Europe reste ouverte à la Turquie. Il est pour l’égalité entre les sexes, une justice indépendante, des universités autonomes mais aussi le retour de tous les réfugiés syriens chez eux. A l’automne 2021, il a lancé un slogan de réconciliation sociale (« Helallesme »), invitation à effectuer un travail de mémoire sur les violations des droits humains commises tout au long de l’histoire de la République, et notamment à l’égard des populations kurdes.
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C’est lui aussi qui avait permis à la même Meral Aksener de former un groupe à l’Assemblée nationale en 2018. Conscient de l’importance de sa formation, le Bon Parti, il avait fait un geste inattendu en annonçant que 15 de ses députés avaient rejoint les rangs de cette formation, lui permettant d’avoir les 20 élus nécessaires pour former son propre groupe parlementaire. Au candidat désormais de faire mentir l’adage du professeur de sciences politiques à l’université Sabanci, Berk Esen, qui avait dit de lui dans un entretien au Monde : « Kemal Kiliçdaroglu est un bon faiseur de rois, mais pas un roi. »