Le leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, a été désigné le 6 mars pour défier Recep Tayyip Erdogan lors des élections prévues le 14 mai prochain. Il lui reste désormais dix semaines pour s’imposer face à un président affaibli par la crise économique et les séismes survenus voilà un mois. Reports France 24 on March 10, 2023.
La campagne présidentielle s’ouvre officiellement vendredi 10 mars en Turquie. Et le président Recep Tayyip Erdogan, en lice pour un nouveau mandat, connaît désormais son principal adversaire : Kemal Kiliçdaroglu. À 74 ans, cet ancien fonctionnaire, souvent présenté comme « l’antithèse d’Erdogan », a été désigné après des semaines de tractations et de débats par la « Table des six », l’alliance regroupant les six principaux partis d’opposition.
« Nous sommes très proches aujourd’hui de renverser le trône des tyrans, croyez-moi », a-t-il lancé, mardi, au lendemain de sa nomination, promettant « le début d’un changement total ». Alors que les enquêtes d’opinion prédisent une élection serrée, la moins certaine pour le président sortant depuis son arrivée au pouvoir en 2003, France 24 décrypte les enjeux des dix semaines à venir avant le scrutin, prévu le 14 mai.
- Kemal Kiliçdaroglu, un « Gandhi turc » face à Erdogan
La Table des six, qui brasse tout le spectre politique allant de la gauche à la droite, aura eu bien du mal à départager ses favoris pour la présidentielle. Tout le week-end précédant l’annonce de la désignation de Kemal Kiliçdaroglu a ainsi été marqué par des tensions et disputes. La coalition semblait même sur le point d’imploser lorsque Meral Aksener, égérie de la droite nationaliste et à la tête du deuxième mouvement du groupe, a menacé de claquer la porte.
« C’est finalement le choix du consensus qui l’a emporté », explique Aurélien Denizeau, chercheur indépendant spécialiste de la Turquie. « Le Parti républicain du peuple (CHP) de Kemal Kiliçdaroglu est le mouvement le plus important de la coalition et il incarne l’opposition à Erdogan depuis sa création. Nommer son leader était un choix logique », abonde Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de la Turquie.
À 74 ans, cet ancien haut fonctionnaire, longtemps directeur de la Sécurité sociale turque, est devenu l’un des principaux visages de l’opposition au président. Depuis 2008, il a fait parler de lui à plusieurs reprises en révélant des affaires de corruption éclaboussant des membres de l’AKP, le parti présidentiel. En 2017, celui qu’on surnomme « le Gandhi turc » pour son calme et sa ressemblance avec le leader indien a aussi marqué les esprits en parcourant 450 kilomètres à pied, d’Ankara à Istanbul, pour dénoncer « l’autoritarisme du pouvoir ». En 2019, c’est aussi son parti qui a réussi à rafler plusieurs grandes villes, dont Istanbul, après plus de 20 ans passés aux mains de l’AKP.
Malgré ces succès, beaucoup, au sein de la coalition, lui reprochent son manque de charisme et auraient préféré la candidature du maire d’Istanbul ou de celui d’Ankara – d’ailleurs mieux placés que lui dans les sondages. « Mais ce que certains considèrent comme un manque de charisme pourrait finalement se révéler être un atout pendant la campagne », estime Didier Billion. « Kemal Kiliçdaroglu jouit d’une image totalement contraire à celle de Recep Tayyip Erdogan, vu comme autoritaire et belliqueux. Or, la population a envie de ce calme. »
- Les Kurdes, arbitres du scrutin
La nomination de Kemal Kiliçdaroglu pourrait présenter un autre avantage : rallier le vote kurde à la Table des six. Issu d’une fratrie anatolienne de sept enfants, le candidat est en effet originaire de la région de Dersim, à majorité kurde, et membre de la minorité alévie, une branche hétérodoxe de l’islam. À lui seul, il pourrait donc convaincre l’aile nationaliste de l’alliance, garder ses électeurs de gauche et aller chercher le vote du parti prokurde, le Parti démocratique des peuples (HDP).
« Environ un tiers de la population kurde, sunnite conservatrice, vote traditionnellement pour Recep Tayyip Erdogan », précise Aurélien Denizeau. « Mais le vote des deux tiers restants, majoritairement ralliés au HDP, est plus incertain. Il s’agit de la troisième formation au Parlement turc. Elle est créditée d’environ 10 % des suffrages. Ce sera l’arbitre de ces élections. »
Lundi, le coprésident du parti prokurde HDP, Mithat Sancar, a laissé entendre que sa formation pourrait ne pas présenter de candidat et appeler à soutenir Kemal Kiliçdaroglu. « L’alliance pourrait alors remporter l’élection dès le premier tour », note le spécialiste. « Mais cette offre est certainement conditionnée à des garanties pour les Kurdes en cas de victoire. Il faudra donc voir, dans les prochains jours, ce qu’offre Kemal Kiliçdaroglu. »
- Recep Tayyip Erdogan fragilisé « mais toujours solide »
Face à la Table des six, Recep Tayyip Erdogan apparaît « plus fragilisé qu’il ne l’a jamais été » mais « il jouit toujours d’une base électorale très solide », analyse Aurélien Denizeau. « Selon les derniers sondages, il est toujours crédité de 40 % des voix. C’est suffisant pour remporter le scrutin mais le résultat pourrait être très serré. »
Pendant la campagne, le président Erdogan pourra par ailleurs compter sur une presse qui lui est presque exclusivement acquise pour tenter de rallier l’électorat. « En parallèle, il va très certainement essayer de jouer sur les divisions de l’opposition pour la discréditer », anticipe le spécialiste.
Car si le président sortant est fragilisé par un bilan en demi-teinte, marqué par une crise économique et une pluie de critiques sur sa gestion des séismes du 6 février, l’opposition, elle, peine à faire émerger un programme commun. « Leur dénominateur commun, c’est d’en finir avec Erdogan, de mettre fin à un régime présidentiel pour revenir à un régime parlementaire », rappelle Didier Billion. « Pour ce qui est des questions économiques ou sociales, ils remettent ça à l’après-élection en assurant qu’il y aura des ‘compromis’. »
« Recep Tayyip Erdogan essaiera aussi certainement d’améliorer la situation économique du pays, même d’une façon court-termiste », reprend Aurélien Denizeau. « Tout en misant sur sa politique étrangère – l’un des rares domaines où son bilan fait consensus, notamment en ce qui concerne sa gestion de la guerre en Ukraine. »