Rapporte Le Monde du 3 février 2023. Arrivé au pouvoir, il y a vingt ans, sur les ruines d’un tremblement de terre meurtrier, le dirigeant turc va jouer sa survie politique lors des élections présidentielle et législatives du 14 mai dans des circonstances similaires.
Mieux que tout autre, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, sait qu’une catastrophe naturelle peut coûter cher aux responsables politiques. Mieux que tout autre, il sait à quel point ce type de désastre peut servir de révélateur des erreurs et de la corruption qui, en amont, fragilisent un pays et exposent ses failles lorsque l’accident se produit.
M. Erdogan le sait parce que lui-même doit, indirectement, son ascension au sommet de l’Etat turc aux conséquences du terrible tremblement de terre d’Izmit, près d’Istanbul, en 1999. Ce séisme, dans lequel plus de 18 000 personnes avaient été tuées, avait fortement ébranlé la confiance des Turcs dans le régime kémaliste et son paternalisme, tant l’Etat avait failli dans la gestion de la catastrophe.
C’est cette fracture, doublée d’un sentiment d’abandon et suivie d’une grave crise économique, qui avait servi de tremplin à M. Erdogan. S’appuyant sur son passage réussi à la mairie d’Istanbul, il créa le Parti de la justice et du développement (AKP), promit le changement et un parc immobilier solide et accessible à tous et remporta les élections de 2002, avant d’être nommé premier ministre l’année suivante. Il n’a plus quitté le pouvoir depuis.
Dans deux mois et demi, le 14 mai, Erdogan affrontera l’élection la plus difficile de sa longue carrière. Il en a finalement maintenu la date, malgré les difficultés d’organisation du scrutin dans les dix provinces affectées par le séisme du 6 février, qui a tué quelque 44 000 personnes. Constitutionnellement, il ne pouvait reporter les élections législatives et présidentielle au-delà du 18 juin. Mais on peut imaginer que le président turc a tout intérêt à ne pas attendre que les électeurs aient pris véritablement la mesure de la responsabilité des pouvoirs publics dans l’ampleur du désastre.
Dérives criminelles
Il y a, d’abord, ce qu’ils ont vécu avec l’arrivée tardive des secours : certains survivants n’ont pas vu d’ambulance, ni d’engin mécanique, ni de militaire pendant vingt-quatre, voire quarante-huit heures. Ils ont laissé éclater leur colère. M. Erdogan a fini par demander pardon, lundi 27 février – soit trois semaines après le séisme –, mais s’est bien gardé d’en endosser la moindre responsabilité ; les seuls coupables du retard sont, selon lui, le mauvais temps et l’« effet dévastateur des secousses ».
Jusqu’à quel point pourra-t-il, après cette catastrophe, dissimuler l’effet délétère de ses vingt ans de règne sur les institutions du pays, confiées à des amis davantage choisis pour leur loyauté que pour leurs compétences ? Il est clair aujourd’hui que ni les services publics d’urgence et de secours ni l’armée n’ont rempli leurs fonctions dans les premiers jours qui ont suivi le séisme.
Il y a, aussi, les questions sur la fragilité des constructions, sur les immeubles aplatis comme des châteaux de cartes, alors que d’autres, plus solides, ont résisté. Vingt-cinq ans après le séisme d’Izmit, les experts dénoncent à nouveau le manque d’anticipation des autorités, la corruption des promoteurs immobiliers et leur collusion avec les plus hautes sphères du pouvoir turc : l’étroitesse des liens entre l’AKP et le secteur du bâtiment et des travaux publics n’est un secret pour personne.
Malgré les moyens mis en œuvre pour faire taire les critiques, l’opposition et la société civile ont à présent la lourde tâche de faire la lumière sur ces dérives criminelles. Le temps presse. Les citoyens turcs ont droit à la vérité, afin d’en tirer les leçons, le 14 mai.
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