« La petite ville a échappé au désastre lors du tremblement de terre du 6 février, qui a fait plus de 50 000 morts. Mais son jeune maire, Ökkes Elmasoğlu, se retrouve sous le feu des critiques depuis qu’il a vanté son application stricte des règles d’urbanisme, dénonçant en creux les manquements de l’AKP au pouvoir » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 2 Mars 2023.
Il n’a jamais été facile de faire changer d’avis et encore moins de faire taire Ökkes Elmasoğlu. Cela, les administrés de sa petite ville d’Erzin, cité paisible de 42 000 habitants nichée entre les hautes montagnes de la province du Hatay et le bleu de la mer Méditerranée, ont pu le constater tout le long de sa mandature de maire. Jour après jour, il s’est opposé inlassablement aux passe-droits des uns et aux petits arrangements des autres, malgré les pressions et tentatives d’intimidation.
Depuis son élection en mars 2019, sous la bannière du Parti républicain du peuple, le CHP, la principale formation d’opposition de Turquie, Ökkes Elmasoğlu, le jeune maire courage juste quadragénaire, s’en est tenu à la stricte légalité dans le domaine du bâti, a refusé les travaux d’agrandissement non contrôlés, l’élévation hasardeuse des habitations, les projets non sécurisés. Il n’a pas cillé, mais il s’est mis à dos une grande partie de ses électeurs. Même une requête d’un membre de sa propre famille, on murmure ici qu’il s’agit de son père, ne l’a pas fait plier. C’est dire.
Aucune victime ni blessé
Et puis survint, le 6 février, le terrible tremblement de terre qui a touché toute la région, du Hatay jusqu’à Diyarbakir, et dont le bilan humain n’a cessé d’augmenter depuis. Plus de 50000 morts en Turquie et en Syrie, selon les derniers chiffres. Un million et demi de personnes sans abri. Et près de la moitié des 3,4 millions de bâtiments de la zone susceptibles d’être démolis ou rasés, d’après l’Union turque des chambres d’ingénieurs et d’architectes.
A Erzin, les choses se sont passées autrement. Située à une heure et demie de route au nord d’Antakya, une des villes les plus ravagées par le séisme, et à moins de 80 kilomètres à vol d’oiseau de l’épicentre à Kahramanmaraş, plus à l’est, la petite cité sans histoire a bien été violemment secouée, mais elle n’a enregistré aucune victime ni blessé. Aucune habitation ne s’est effondrée. Des maisons ont été endommagées, parfois même sérieusement, et le vieux minaret historique de la mosquée du centre-ville s’est brisé net, mais Erzin, elle, est restée debout, à l’étonnement général.
Lorsque les médias se sont intéressés à cet étrange îlot perdu dans un océan de destruction et de désolation, Ökkes Elmasoğlu a raconté son histoire avec ses mots à lui, succincts et d’une simplicité désarmante. Aux micros de Fox TV et de la chaîne locale TV5 ou encore au quotidien Hürriyet, il a dit et répété qu’il n’avait rien d’un héros. Qu’il n’a fait qu’appliquer et respecter la loi, comme ses prédécesseurs. Que dans sa ville, la majorité des habitations sont soit individuelles, soit à trois-quatre étages, avec un bâtiment, le plus haut, à six niveaux. Et qu’il n’avait jamais autorisé de construction illégale.
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« Certains ont essayé de tricher, a-t-il précisé. Nous les avons alors signalés au bureau du procureur et pris la décision de démolir les édifices. » Et ceci, sur le même ton de l’évidence : « Nous devons tous ensemble changer radicalement de mentalité. Si une maison doit être détruite, il faut rester rigoureux, l’Etat ne doit pas octroyer de privilèges et le citoyen ne doit pas chercher des avantages ou attendre une énième et nouvelle amnistie dans le secteur de la construction. Nous avons tous besoin d’une meilleure mise en œuvre des mécanismes de contrôle du pouvoir. »
Etrange paradoxe de la politique turque
Que n’avait-il pas dit là ! En l’espace de quelques jours, un tombereau de critiques s’abat sur l’édile. De ses administrés tout d’abord, qui lui reprochent des mots repris à la lettre par les autorités d’Ankara qui, prétextant l’absence de victimes, excluent toute aide alimentaire, médicale ou sanitaire à la ville. Les tentes de l’AFAD, l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes naturelles, sont totalement absentes d’Erzin. De quoi susciter l’ire des centaines de personnes qui dorment encore dans la rue en raison de l’état de dangerosité de leur habitation, ou par peur de nouvelles secousses.
Les reproches sont également venus de Kasim Şimşek, l’ancien maire de la commune et figure locale du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation créée par Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2001. L’ex-édile a évoqué l’ancienneté des maisons et le tracé de la faille sismique, située un peu plus loin, de l’autre côté de la montagne, pour expliquer l’impact réduit des dégâts. La structure du sol aussi, plus solide et donc moins cassante en cas de séisme. Le poison du doute se répand et s’amplifie. Ökkes Elmasoğlu, lui, décide de ne plus s’exprimer publiquement. Etrange paradoxe de la politique turque : le jeune maire à la vertu majuscule se trouve pris entre le marteau et l’enclume, écrasé entre les autorités et ses administrés, suspecté par définition de tirer la couverture à lui.
A le voir ainsi aujourd’hui, un peu plus de quinze jours après le désastre, la silhouette frêle et le visage marqué par la fatigue, s’asseoir au milieu de ses ouvriers municipaux et avaler un plateau de haricots blancs au riz, on mesure l’ampleur des difficultés auxquelles il est confronté. D’une certaine douleur, aussi. La voix basse et lasse, il lâchera du bout des lèvres quelques mots furtifs.
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« Ne pas avoir de morts ne signifie pas que nous n’avons pas de besoins, glisse-t-il. Mes propos ont été repris, sortis de leur contexte et politisés, c’est pourquoi je préfère désormais me taire. On fera le bilan de tout cela une fois que nous y verrons plus clair sur l’ampleur précise de ce désastre et ses conséquences. » Lorsqu’on insiste sur le nombre de demandes de constructions illégales qu’il a dû gérer avant le séisme, Ökkes Elmasoğlu dit ne pas pouvoir répondre : « Trop, évidemment, presque tous les jours même, comme si cela était devenu la norme. » Et puis ceci : « Dire cela, c’est se voir immédiatement accuser de parler mal du pays et de montrer une mauvaise image de la Turquie. »
Les esprits s’échauffent
Il est 14 heures et Ökkes Elmasoğlu repart sur le terrain. La trentaine d’employés municipaux se disperse par équipe de travail. Ici, dans la cour de l’annexe de la mairie, on soude des structures métalliques pour agrandir les tentes. Là, les camions-citernes sont préparés pour la tournée quotidienne. Le ballet des tractopelles et des camions de déblaiement reprend. « Le maire subit ici une double peine, tout le monde lui en veut alors qu’il n’a fait que son boulot », glisse un élu municipal, rappelant que les villages alentour ont dénombré, à ce jour, près de 110 morts. Devant la grille de l’annexe, plusieurs familles sont venues demander directement de l’aide. Parfois, les esprits s’échauffent avec l’agent de faction. « Si je vote pour toi à la prochaine élection, Dieu m’en voudra ! », lance un vieux père de famille venu réclamer une tente supplémentaire pour ses enfants.
Plus loin, dans une cour arborée, cinq familles se sont installées dans une sorte de grand campement provisoire. Au centre, les tables sont mises bout à bout. L’atmosphère y est calme et détendue. Un des couples vient d’un village du coin, en grande partie détruit. Les autres sont du quartier. La petite maison d’en face a été inspectée et ne présente aucun danger, mais les répliques sont nombreuses et ses résidents inquiets.
L’habitation de derrière doit, elle, être détruite et rasée, comme un peu plus d’une cinquantaine d’autres de la ville. « A moi, on m’a dit que j’avais un an pour renforcer ma maison », dit Gülnur, retraitée au regard et à la parole directs. « On s’entraide et ça va, nous n’avons aucun mort à déplorer. » Le maire ? « Il s’est mis lui-même dans une position difficile. Il a subi beaucoup d’attaques, c’est injuste, reconnaît-elle, mais c’est comme ça. »