Pour Elif Shafak, écrivaine d’origine turque, le bilan humain de la catastrophe est dû à des années de corruption et de construction frénétique d’immeubles non conformes aux normes parasismiques. Elle souligne, dans le “Financial Times”, la corrélation entre le manque de démocratie et l’ampleur des dégâts occasionnés par les catastrophes naturelles. Courrier International du 17 février 2023.
C’est une catastrophe naturelle d’une ampleur tragique. Mais si elle a été si meurtrière, si les souffrances sont si immenses, ce n’est pas pour des raisons naturelles. C’est à cause d’inégalités et d’une corruption systémiques, et d’origine bien humaine.
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Le 17 août 1999, j’étais à Istanbul quand a eu lieu le séisme d’Izmit, de magnitude 7,6 [sur l’échelle de Richter]. Jamais je n’oublierai ce réveil dans un immeuble qui tout entier semblait tanguer comme un radeau dans la tempête, dans un grondement assourdissant montant de la terre, tandis que les murs bougeaient et s’enfonçaient dans le sol. Cette nuit-là, 18 000 personnes sont mortes.
Par la suite, il a fallu mettre de l’ordre dans nos décombres, aussi bien matériels que psychologiques, et de grandes promesses ont été faites au peuple. Les pouvoirs publics y sont allés de leurs discours enflammés sur de nouvelles normes de construction qui seraient drastiques. Certes, la réglementation s’est durcie, mais surtout sur le papier, et beaucoup moins dans la pratique. C’étaient des promesses en l’air. On a dissimulé les lézardes, camouflé les fissures, et des immeubles endommagés ont été remis en service. Quiconque critiquait ces démarches était un traître.
Non-respect des normes de construction
Pourtant telle est la triste vérité : dans ma patrie, un nombre alarmant de constructions ne respectent pas les normes. Des pâtés de maisons entiers ont été réduits en ruines par le séisme : au nom de l’argent, par clientélisme et par népotisme, des vies ont été sacrifiées.
L’État va probablement accuser maintenant les promoteurs, et beaucoup portent bien la responsabilité directe de cette tragédie, mais les autorités ne peuvent pas se défausser si facilement. Des permis de construire officiels ont été délivrés, qui n’auraient jamais dû l’être. Des immeubles d’habitation se sont effondrés “à plat” [ou “en crêpe”, de l’anglais pancake collapse], mais aussi des bâtiments publics, dont des hôpitaux qu’on avait inaugurés en fanfare.
La Turquie est riche de scientifiques et d’ingénieurs de talent, qui sont nombreux à supplier les autorités de prendre garde aux menaces qui guettent, sans jamais être entendus par le pouvoir. Pire, ils sont accusés de “semer la peur”.
Amnisties criminelles
Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, a régulièrement accordé des “amnisties” à des bâtiments contrevenant scandaleusement aux normes parasismiques. Rien que dans la zone du séisme, jusqu’à 75 000 immeubles en auraient bénéficié, avance Pelin Pinar Giritlioglu, responsable à Istanbul de l’Union turque des chambres d’ingénieurs et d’architectes. Pour le géologue Celâl Sengör – et on lui donne raison – accorder une telle absolution réglementaire dans un pays sillonné de failles tectoniques est parfaitement criminel.
Cruelle ironie, quelques jours avant la catastrophe, le gouvernement était sur le point de décréter une nouvelle amnistie. Quand apprendront-ils des douleurs et des erreurs du passé ? Ils sont bouffis d’orgueil, et mus uniquement par la cupidité et le favoritisme.
À la suite du tremblement de terre de 1999, l’État a mis en place un impôt dont les recettes devaient être affectées à la gestion de la prochaine catastrophe. Mais lorsqu’il a été interrogé à ce sujet en 2020, le président Recep Tayyip Erdogan a pris la mouche et a refusé de préciser comment l’argent avait été dépensé : “Nous avons dépensé les [fonds] pour ce qui était nécessaire”, a-t-il déclaré aux journalistes. Il n’y a aucune transparence, seulement une censure et une désinformation érigées en système.
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Il existe une corrélation entre le manque de démocratie et les dégâts laissés par les catastrophes naturelles. Dans une démocratie qui fonctionne, les dirigeants doivent rendre des comptes, il y a des contrepouvoirs qui permettent de contrôler les dépenses publiques, et le public est informé à chaque étape. En l’absence de démocratie, il y a forcément plus de souffrance humaine.
Chagrin et colère
Que ce soit en Turquie ou au sein de la diaspora, nous oscillons tous entre chagrin et colère. Nous pouvons nous mettre à pleurer de manière incontrôlable puis, quelques minutes après, nous bouillonnons d’indignation, consumés par un sentiment d’impuissance. Ce tremblement de terre a brisé quelque chose dans notre inconscient collectif.
Pendant ce temps, Erdogan se comporte comme il l’a toujours fait : il s’en prend à ceux qui le critiquent et fait taire les voix discordantes. Au nom de l’“unité nationale”, nous devrions être calmes et dociles, rester silencieux et être reconnaissants. Erdogan admet des “carences” dans la réponse du gouvernement, mais il accuse la météo, et voudrait nous faire croire qu’il aurait été impossible de se préparer à une catastrophe de cette ampleur.
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C’est faux. Un tremblement de terre de cette magnitude aurait certes entraîné d’immenses dégâts quelle que soit la région du monde frappée, mais les pertes humaines et matérielles n’auraient pas été aussi abominables si les normes de construction avaient été respectées et les secours correctement organisés.
Pouvoir égocentrique
Heureusement, quelques rayons de lumière sont venus éclairer ces ténèbres. Le peuple turc n’oubliera jamais ces équipes de sauveteurs venus du monde entier. Du Mexique à l’Espagne, du Royaume-Uni à la Hongrie, d’Israël à l’Arménie et même d’Ukraine, pourtant déchirée par la guerre. La Grèce a même été le premier pays à nous envoyer de l’aide.
Il y a aussi eu des miracles. Ces enfants au regard magnifique sortis des décombres, cet homme qui, après son sauvetage, a tenu à serrer dans ses bras chacun des sauveteurs, cette petite fille née sous les gravats dans une zone kurde, le cordon ombilical toujours relié au corps de sa mère, morte. Il y a eu des moments incroyables de résilience.
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Dans Sa Majesté des Mouches, l’écrivain William Golding décrit les êtres humains comme des êtres foncièrement égoïstes et barbares, et il souligne que, dans les épreuves, cette tendance est encore plus manifeste. Mais les réactions face à cet affreux tremblement de terre ont justement montré l’inverse : une immense vague de solidarité et de compassion dans la région et au-delà. Les hommes et les femmes ont davantage validé la thèse de l’historien néerlandais Rutger Bregman [auteur d’Humanité. Une histoire optimiste, Seuil, 2019], en se montrant doués de bonté et d’altruisme.
Pourtant, le tremblement de terre et ses conséquences douloureuses donnent aussi raison à Golding. Sa description d’une nature humaine égocentrique, obsédée par son intérêt personnel s’applique parfaitement à la vie politique de mon pays et à ceux qui y sont au pouvoir.
Elif Shafak