« Des experts dénoncent la corruption des promoteurs immobiliers et du gouvernement, dans ce pays à la croisée de trois plaques tectoniques » reports Delphine Minoui dans Le Figaro du 7 février 2023.
Ce n’est pas faute d’avoir tiré la sonnette d’alarme. D’interviews télévisées en mises en garde publiées sur sa page Twitter au million d’abonnés, le sismologue turc Naci Görür appelait depuis plusieurs années à une «vigilance» renforcée sur la région de Kahramanmaras, épicentre de la catastrophe du lundi 6 février dernier. «C’est un endroit sujet aux tremblements de terre. Des mesures de réduction des risques doivent être prises maintenant», déclarait-il en novembre 2022 sur le plateau de CNN Türk. Il y a quelques jours encore, il s’étonnait dans les pages du journal Cumhuriyet qu’à l’approche des élections du 14 mai un plan de construction de 250.000 logements sociaux avait été annoncé, sans que les autorités ne se préoccupent des «centaines de milliers de bâtiments très exposés» au risque sismique. «Personne ne m’a écouté», déplore-t-il aujourd’hui.
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La tragédie, dont le bilan ne cesse de s’alourdir, aurait-elle pu être évitée? «Évidemment qu’on ne peut rien contre la force de la nature», confie-t-il au Figaro. Nichée à la croisée de trois plaques tectoniques, la Turquie est l’une des zones telluriques les plus actives de la planète. Depuis 1900, elle a connu dix-huit tremblements de terre d’une magnitude égale ou supérieure à 7 sur l’échelle de Richter. Selon les estimations, 7 habitants sur 10 vivent dans une zone sismique, soit 60 millions de personnes (sur 86 millions). Les deux séismes de ce lundi ont été d’autant plus sévères (magnitude de 7,8 et de 7,5) qu’ils se sont noués à la jonction entre les plaques anatolienne et arabique, en causant de sérieux dommages jusqu’en Syrie voisine.
«Nous n’étions pas prêts»
«Mais, poursuit l’expert, nous aurions au moins pu prendre les dispositions nécessaires pour limiter les dégâts et éviter la crise à laquelle nous faisons actuellement face.» Les images de l’après-tremblement de terre qui a frappé le sud-est de la Turquie parlent d’elles-mêmes: habitants à la rue et sans ressources, quartiers entiers dévastés et inaccessibles par les secours, victimes encore ensevelies sous les décombres, y compris d’immeubles flambant neufs effondrés malgré le respect présupposé des normes de construction. «Tout ceci montre que nous n’étions pas prêts. Ni en termes de logistique, ni en termes de préparation de la population à la possibilité d’un désastre. Encore moins d’infrastructures. Quand on vit dans un pays à haut risque sismique, il est fondamental de veiller à ce que l’accès à l’eau courante ou encore les routes puissent résister aux pires désastres.»
En 1999, déjà, le pays avait été pris de court par un puissant séisme survenu à Izmit, dans la région de Marmara, à l’origine de la mort d’au moins 17.000 personnes (dont 1000 à Istanbul). D’aucuns rappellent que la gestion hasardeuse du désastre par les autorités d’alors avait favorisé l’ascension du Parti de la justice et du développement (AKP). Une fois au pouvoir, en 2002, la mouvance de Recep Tayyip Erdogan initia une batterie de réformes dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne, comprenant la construction de nouveaux bâtiments conformes aux normes européennes. Une loi en vigueur depuis 2012 a permis la démolition de quartiers informels et l’utilisation de matériaux de meilleure qualité.
Mais en dépit d’une législation plus stricte, les dérapages n’ont pu être évités. En cause: la politique de construction massive de logements, lancé par les autorités il y a plusieurs années, et le manque de transparence des promoteurs, souvent proches du pouvoir. «Nous faisons malheureusement face à une “junte de la construction”, une sorte de monopole économique et politique, qui se soucie plus de la rentabilité économique que de la conformité aux normes», estime le journaliste Selçuk Tepeli. Ces nouveaux immeubles sont, dit-il, «le tombeau potentiel des Turcs».
Tensions politiques
De quoi laisser craindre le pire lorsqu’un séisme viendra à toucher Istanbul. La capitale économique du pays vit depuis plusieurs années dans l’attente d’une tragédie de grande ampleur. D’après les scientifiques, la probabilité d’un grand tremblement de terre d’ici 2030 s’y élève à plus de 60%. Or, selon Oktay Kargül, secrétaire de la branche stambouliote de la Chambre des planificateurs urbains (SPO), «nous sommes loin d’être prêts». Dans un entretien accordé l’an passé à Equal Times, il estimait qu’en cas de séisme d’une magnitude égale ou supérieure à 7 sur l’échelle de Richter, 3 millions des 16 millions d’habitants d’Istanbul seraient affectés, 20% des maisons complètement détruites et 80% des logements subiraient des dégâts dans une certaine mesure.
Un projet d’évaluation des risques a pourtant été mis en place sous l’égide de la préfecture et du ministère de l’Intérieur, mais les tensions politiques entravent le processus. À couteaux tirés avec les autorités, les arrondissements dirigés par l’opposition se disent mal informés des risques et manquent de moyens pour agir. Le séisme (de magnitude 5,7) qui secoua Istanbul en septembre 2019 a pourtant rappelé l’urgence de la mise en place d’un plan d’action, à commencer par l’évacuation des habitants. À l’époque, le tout nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, rival d’Erdogan, concéda qu’il était déjà presque trop tard. Sur les 470 zones de rassemblement désignées après le séisme de 1999, il n’en reste aujourd’hui que 77, un grand nombre d’entre elles ayant été recouvertes par des centres commerciaux et autres constructions.
Le Figaro, le 7 février 2023, par Delphine Minoui, Istanbul.