« Sorti à l’automne, l’ouvrage de Jean-Blaise Djian, Gorune Aprikian et Kyungeun Park retrace la tragédie de 1915 par le regard d’un jeune adolescent, Mikael, pris dans la tourmente. Ce docu-BD prend une résonance particulière au moment où les Arméniens voient leur sécurité et leur avenir mis en péril par l’Azerbaïdjan » dit Annie Yanbekian dans France Info du 26 janvier 2023.
Une bande dessinée ponctuée de notes documentaires pour relater, via des yeux d’adolescent, le premier génocide du XXe siècle, celui dont les Arméniens furent victimes. C’est le défi que se sont donné les auteurs Jean-Blaise Djian et Gorune Aprikian et le dessinateur Kyungeun Park en réalisant le docu-BD Histoire du génocide des Arméniens, sorti à l’automne 2022 aux éditions Petit à Petit. En 2015, Aprikian avait déjà consacré une BD, Varto,à cette page noire de l’Histoire mondiale pour en commémorer le centenaire – déjà avec le soutien de Djian – avec les dessins en noir et blanc de Stéphane Torossian. Ce nouvel ouvrage est en couleur.
Un voyage au bout de l’enfer
L’histoire débute dans l’empire ottoman en juillet 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale. Elle relate le sort d’une famille arménienne, les Hagopian, frappés de plein fouet par le génocide perpétré à partir de 1915. L’empire ottoman, qui vit ses dernières années, est dirigé par un triumvirat de responsables ultra-nationalistes du mouvement Jeunes-Turcs. Dans le petit village de Dendil, dans la province de Sivas, les habitants commentent avec appréhension les échos d’une menace de guerre en Europe et ses implications si l’empire s’y engageait. Dans ce coin de campagne, Turcs et Arméniens cohabitent en harmonie, à l’image de la grande complicité qui lie Mikael, le fils Hagopian, et son ami turc Ali, malgré les réflexions hargneuses d’un vieux villageois qui fulmine quand il entend parler arménien…
Avril 1915, la guerre a éclaté quelques mois plus tôt, en octobre 1914, et l’empire ottoman s’est engagé aux côtés de l’Allemagne. Des soldats turcs frappent à la porte des Hagopian et de toutes les familles arméniennes du village, exigeant l’enrôlement des hommes en âge de se battre. Le cœur lourd et inquiet, Arakel Hagopian laisse derrière lui son épouse Varthouie, son fils aîné Mikael et sa fille cadette Anouche. Mais le véritable motif de ce prétendu recrutement à la hâte est tout autre. C’est le début de l’enfer pour la famille Hagopian et les Arméniens du village, à l’image de ceux de tout l’empire ottoman. Un enfer qui se déchaîne sous les yeux impuissants de Mikael, Anouche et Ali.
Un hommage aux Justes turcs
Quand il y a crime contre l’humanité, comment ne pas montrer la violence. Les auteurs de la BD relatent quelques scènes d’exécutions et de meurtres de civils désarmés. Mais il nous épargnent les pires atrocités relatées de génération en génération par les survivants et documentées par différents observateurs européens. Ils se gardent également de tout manichéisme : on voit des Justes côté turc, des gens dépassés par la barbarie enclenchée en haut-lieu, et un traitre côté arménien (l’air hagard, il a peut-être été battu). Au sein de la population turque, nombreux furent ceux qui, du simple villageois au gouverneur, tentèrent de désobéir aux ordres et de protéger des Arméniens, parfois au péril de leur vie. Dans la BD, le maire du village de Dendil, persuadé au départ que les Arméniens ne courent aucun risque, voit peu à peu ses illusions s’effondrer et tente par tous les moyens de soutenir ses administrés, jusqu’à cacher Mikael chez lui.
Même si les noms sont inventés, les héros de ce docu-BD sont authentiques dans la mesure où ils ont repris vie à partir des souvenirs familiaux des deux auteurs. Mais la bande dessinée n’est pas surchargée de données historiques, elle raconte simplement une histoire humaine face à l’inhumanité, pour laquelle les faits glaçants se passent de pathos superflu. Illustré de planches en couleur, l’ouvrage se feuillette facilement et les dialogues vont à l’essentiel, sans bavardage.
La partie documentaire se glisse entre les chapitres de la partie BD : les auteurs ont inséré des pages réunissant de courts éclairages historiques, géographiques, politiques, culturels sous forme de mini-paragraphes illustrés. De quoi cerner le contexte géopolitique des événements, et quelques renoncements des Alliés dans un contexte de guerre mondiale puis de cristallisation des blocs Ouest et Est. Renoncements qui coûtèrent toujours plus de pertes de vies et de territoires pour les Arméniens au fil du temps.
On estime que les massacres et déportations perpétrés entre 1915 et 1923 ont fait au moins 1,2 million de morts, certains bilans haussant ce chiffre à 1,5 million. Les Arméniens ne sont pas les seules cibles de la folie meurtrière des Jeunes-Turcs : d’autres minorités chrétiennes comme les Assyro-Chaldéens, les Grecs pontiques et les Yezidis en ont été les victimes. Un siècle plus tard, la Turquie refuse de reconnaître le génocide et pratique un négationnisme d’État.
Une résonance dans l’actualité
Mieux connaître le premier génocide du XXe siècle – avec les persécutions et massacres qui le précédèrent, l’inspiration qu’il représenta pour Hitler, ainsi que les renoncements de l’Europe qui regardait ailleurs en favorisant ses intérêts immédiats -, c’est mieux comprendre sa résonance dans la crise profonde que traverse l’Arménie moderne. Une démocratie fragile, menacée dans son intégrité territoriale depuis l’attaque à la mi-septembre de l’Azerbaïdjan, pays frère de la Turquie. Et une nation millénaire dont la population établie dans l’enclave arménienne de l’Artsakh (ou Haut-Karabakh) subit un blocus azéri depuis le 12 décembre, alors que le monde se focalise sur la guerre en Ukraine. Comment ne pas achever cette lecture avec le sentiment d’une Histoire qui se répète sans fin, et de leçons qu’on ne retient pas…
Histoire du génocide des Arméniens, Jean-Blaise Djian, Gorune Aprikian, dessins de Kyungeun Park, textes documentaires de Gorune Aprikian (Éditions Petit à Petit – 128 pages – 19,90 euros).
France Info, 26 janvier 2023, Annie Yanbekian